L’information et la guerre: l’héritage de la Grande Guerre

Par Aimé-Jules Bizimana, Professeur à l’Université du Québec en Outaouais (UQO)

«Quelqu’un qui n’est pas un soldat ne doit rien voir des combats réels». Voilà ce qu’explique un article du Montreal Daily Star le 19 août 1914. Le journal montréalais résume alors la vision du secrétaire d’État britannique à la guerre, Lord Kitchener, qui avait décrété que la presse n’avait pas de place sur les champs de bataille. La politique d’exclusion des correspondants de guerre provoque alors un grand mécontentement de la presse britannique qui avait pourtant fait savoir qu’elle ne révélerait pas des secrets militaires. La Grande Guerre devient ainsi la matrice du contrôle organisé de l’information en temps de guerre avec des méthodes qui seront affinées et reproduites jusque dans les conflits récents.

Durant la guerre 1914-1918, la première méthode privilégiée par le commandement britannique et ensuite par le gouvernement canadien pour informer le public est la nomination d’un officier portant le titre de «témoin oculaire» (eyewitness). Ce dernier est chargé de publier des communiqués sur le déroulement des opérations militaires. En Grande-Bretagne, les rapports du colonel Ernest Swinton sont fortement censurés par les généraux. Au Canada, le poste de témoin oculaire est occupé par Max Aitken, qui deviendra plus tard Lord Beavebrook. À titre de dominion, le Canada ne pouvait pas mettre en place ses propres mesures car il devait se conformer aux décisions du commandement britannique. Le fait de confier l’information à un officier militaire a eu comme conséquence de donner la primauté aux nouvelles officielles. Cependant, en l’absence de témoins indépendants, la crédibilité de l’information laisse à désirer. Les communiqués officiels distribués par Ottawa à la presse au pays sont fortement teintés de patriotisme. Au moment où les troupes allemandes avaient déjà pénétré le territoire français, le communiqué officiel signalait un statu quo au front. Sans journalistes accrédités, les rumeurs prolifèrent également dans les pays en guerre. Le communiqué officiel comme outil moderne de la communication militaire est principalement un legs de la Première Guerre mondiale.

La seconde méthode utilisée pour informer la population est l’organisation des visites de presse. Sur le front britannique, la première visite des journalistes est organisée en février 1915. Ces visites sont étroitement encadrées par les autorités militaires et ne permettent pas réellement aux quelques journalistes invités de voir l’ampleur des combats. En France, la presse devra attendre jusqu’en 1917 pour que les missions de presse soient acceptées par le commandement. Le grand reporter Albert Londres sera même renvoyé de l’une de ses visites pour s’être montré critique. La visite surveillée de la presse sur le front sera réutilisée dans plusieurs guerres du XXe siècle, particulièrement sous forme de pools escortés et censurés durant la guerre du Golfe de 1991.

Bannis du front au début de la guerre en août 1914, les correspondants de guerre sont finalement accrédités à partir de mai 1915. Cependant, les autorités britanniques n’autorisent qu’un petit groupe de 6 journalistes. À titre de dominion, le Canada avait droit d’accréditer un seul correspondant de guerre. Cependant, le représentant canadien n’arrivera au front qu’en février 1917 en raison d’une mésentente entre les journaux membres de la Presse canadienne qui n’arrivent pas à trouver un consensus pour désigner leur représentant. C’est finalement Stewart Lyon, le rédacteur en chef du Toronto Globe qui devient le premier correspondant de guerre canadien accrédité et qui rapporte entre autres la bataille de Vimy. Les correspondants de guerre doivent être munis en tout temps d’un permis, porter l’uniforme militaire et sont logés au quartier général. Leurs déplacements sont surveillés par des officiers accompagnateurs et leurs dépêches sont examinées par des censeurs militaires avant toute publication. Ce système de censure militaire sera reproduit à plus grande échelle durant la Seconde Guerre mondiale et durant la guerre de Corée (1950-1953). Même si on ne parle plus de censure au sens strict, il reste encore aujourd’hui plusieurs ressemblances entre le système journalistique de 1914-1918 et le dispositif d’accréditation des médias dans les programmes d’intégration mis en place récemment en Irak et en Afghanistan. La Grande Guerre a légué l’encadrement organisé des correspondants de guerre par les services de communication des belligérants.

Par ailleurs, les autorités ont vite senti le besoin de contrôler les images de la guerre. D’une part, elles ont formellement interdit aux photographes de la presse de couvrir le conflit. On va jusqu’à menacer d’exécuter les photographes récalcitrants. D’autre part, la plupart des belligérants vont mettre en place des services photographiques et cinématographiques spécialisés pour subvenir à la forte demande d’information et servir la propagande officielle. En janvier 1916, Max Aitken crée le Bureau canadien des archives de guerre pour documenter les activités des troupes canadiennes après avoir reçu du gouvernement canadien un montant de 25.000$. Aitken réussit à embaucher un photographe et un caméraman après une farouche opposition des autorités anglaises. Britanniques, Français et Américains ont également recours aux services photographiques et cinématographiques pour des raisons à la fois archivistiques et propagandistes. Les photographes de ces services ne sont pas des civils mais des militaires et sont eux aussi soumis à la censure. Loin de représenter les horreurs des tranchées, les clichés montrent une réalité édulcorée de la guerre et plusieurs d’entre eux sont des montages.

Dans les guerres récentes, les services de communication des armées produisent des milliers d’images photo et vidéo qui sont distribuées aux médias. La plupart des images de l’opération Impact, qui est la participation canadienne aux frappes contre le groupe État islamique, sont par exemple fournies par les photographes et les cameramen de l’armée canadienne. Établit en 1990, le programme Caméra de combat des forces canadiennes est une composante de la section affaires publiques du ministère de la Défense nationale. Durant la guerre au Mali, les premières images des combats ont été filmées et diffusées par l’armée française par l’intermédiaire de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense) alors qu’au même moment les autorités refusaient d’accréditer des journalistes français désirant couvrir les opérations sur le terrain. Ces images peuvent parfois servir à la propagande comme on l’a déjà vu avec le cas du soi-disant sauvetage de la soldate américaine Jessyca Lynch en 2003. Les médias avaient alors largement repris les images tournées par une équipe du programme caméra de combat américain en Irak.

Aujourd’hui, grâce à la technologie, la circulation des images n’a plus rien à voir avec le flot photographique plus que lent qui parvenait aux rédactions à partir des tranchées. Cependant, à l’instar de la Grande Guerre, la technologie utilisée par les médias est loin d’être un paravent au contrôle et à la manipulation de l’information. Durant la guerre du Golfe et au début de la guerre en Afghanistan en 2001, les militaires ont réussi à empêcher les journalistes d’utiliser leurs nouveaux équipements satellitaires pour réaliser des reportages en direct au front. Par rapport à la guerre 1914-1918 où il était formellement interdit de publier des communiqués et des images provenant du camp ennemi, les choses ont certes aujourd’hui changé avec l’ubiquité de l’information permise par la rapidité et l’accessibilité des textes et des images par internet. Mais comme les mises en scène de la Grande Guerre, les médias d’aujourd’hui ne sont pas à l’abri du trucage iconographique ni de la propagande idéologique et politique par l’image.

Les pays en guerre totale en 1914 se sont vite retrouvés dans un dilemme qui a ensuite traversé tous les grands conflits ultérieurs et qui caractérise la communication militaire. Comment d’une part, verrouiller l’accès aux champs de bataille en éloignant les journalistes autant que possible, tout en souhaitant d’autre part, utiliser la force de pénétration des médias dans le but de rallier l’opinion à l’effort de guerre? L’ère de Lord Kitchener est certes révolue car les médias font désormais partie intégrante des stratégies militaires. L’information est depuis toujours une arme de guerre mais comme toutes les autres armes, elle doit être utilisée contre l’ennemi et non contre son peuple. Si les soldats ont le rôle difficile de mener les combats, il appartient à quelqu’un qui n’est pas un soldat de rapporter de manière indépendante leurs victoires et leurs défaites.

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