Le devoir de réserve porte-t-il atteinte à la liberté d’expression?

Plusieurs journalistes de divers médias ont manifesté leur attachement à Radio-Canada lors des différents événements organisés ces derniers mois pour sauver le service public de l’information. Une attitude qui a valu à certains des critiques de la part de leur employeur, au nom du devoir de réserve et de loyauté. Justifié? La Fédération nationale des communications (FNC) vient d’émettre un avis juridique sur la question et a invité ses membres à en débattre jeudi soir dernier, lors d’un 5 à 7 où tous les avis se sont exprimés.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Jusqu’où le sacro-saint devoir de réserve inhérent à la profession de journaliste peut-il enfreindre le droit à la liberté d’expression inscrit dans la Charte des valeurs canadiennes, et dont peut donc se prévaloir tout citoyen?

C’est à cette question qu’à dû répondre Éric Lévesque, avocat et coordonateur du service juridique de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) dont dépend laFNC. Par deux fois, le syndicat représentant la majorité des journalistes au Québec avait été interpellé sur des cas de limite de la liberté d’expression d’un de ses membres, en raison du devoir de réserve. Lors de la marche en appui à Radio-Canada. Et pour avoir signé une pétition concernant la circulation routière à Saint-Lambert.

Invité à présenter son avis juridique devant les membres de la FNC, Me Lévesque n’a pas remis en question le devoir de réserve et de loyauté dont tout journaliste doit faire preuve afin d’assurer le public de toute son objectivité lorsqu’il traite un sujet. Mais il a cependant estimé que ce devoir ne devait pas se transformer en une obligation de se taire sur tous les sujets qui traversent la société.

«Le devoir de réserve fait partie des règlements dont les salles de nouvelles se sont dotées, explique-t-il. La liberté d’expression appartient à la Constitution. Lorsque nous nous questionnons, nous devons donc toujours partir de cette dernière car elle est inhérente à tout citoyen canadien.»

Dans la peau d’une personne raisonnable

Selon lui, il faut donc réfléchir au cas par cas et se mettre dans la peau d’une personne raisonnable.

«Le journaliste doit se demander si une personne raisonnable pourrait se questionner sur son objectivité s’il signe telle pétition ou participe à telle manifestation, estime-t-il. Si le fait de prendre position pour une cause le rend impropre à l’exercice de la profession. Dans le cas de Radio-Canada, je ne crois pas pour ma part que la participation citoyenne d’un journaliste qui se porte à la défense d’un service public de l’information de qualité enfreigne quelque règle que ce soit. Concernant la pétition à Saint-Lambert, je n’y vois aucun risque non plus. Il y a certaines causes comme l’environnement, le féminisme, la paix, qui sont des valeurs canadiennes fondamentales, en faveur desquelles un journaliste devrait pouvoir se positionner sans qu’on ne lui objecte son devoir de réserve, croit l’avocat. En tout cas, je n’aurais aucun embarras à défendre un tel cas.»

Dans l’assistance, cet avis n’est cependant pas partagé par tous. Quelques-uns assument qu’en endossant le métier de journaliste, ils se soient posés en observateurs de la société, ce qui ne leur donne plus le droit de sortir de leur devoir de réserve. Aujourd’hui à la retraite, l’un d’eux explique n’avoir jamais manifesté, ni signé de pétition durant toute sa carrière afin de ne pas permettre un début de questionnement dans la tête du public.

Quid du journaliste indépendant?

D’autres estiment que s’ils n’iraient pas manifester contre l’austérité – ou alors en arrière de la marche avec un calepin dans la main… – ils sont complètement dans leur droit lorsque vient le temps de défendre leur profession, donc «leur peau» et celle de la démocratie. Sinon, qui le fera à la leur place? Alors que de nombreuses salles de nouvelles traversent des difficultés financières et que les pressions se multiplient sur les journalistes pour qu’ils travaillent toujours plus vite, en ayant de moins en moins le temps de vérifier l’information et de recouper les sources, ils affirment qu’il est de leur devoir d’aller sur la place publique pour dénoncer la situation. De «désobéir» à leur patron lorsque leurs principes sont plus importants. Qu’il faut savoir prendre la responsabilité de le faire.

Est-ce différent si l’on tient la pancarte en avant de la marche ou si l’on se fond dans la foule? Si l’on est un journaliste vedette susceptible d’être identifié à un média en particulier, ou un reporter moins connu? Tous ne partagent pas le même avis.

En refusant aux journalistes le droit de prendre position sur les problématiques qui traversent la société, on les réduit au rang de sous-citoyens, pensent certains, estimant que lorsqu’ils ne sont plus dans l’exercice de leur fonction, oui, ils ont toujours un devoir de loyauté envers l’entreprise qui les emploie, au même titre que n’importe quel salarié, mais qu’ils redeviennent des citoyens lambda tout à fait autorisés à s’engager pour une cause ou une autre. Et que le public sait faire la part des choses.

Dans la salle, un journaliste indépendant prend la parole. Lui, croit ne pas avoir de devoir de loyauté envers les entreprises avec lesquelles il collabore puisqu’il n’en est pas salarié. Sa loyauté, il la doit uniquement à ses lecteurs et rien ne l’empêche donc de prendre position… même si ce n’est pas dénué de risques… notamment celui de perdre certains clients.

Cet article vous a intéressé? Faites un don à ProjetJ

À voir aussi:

Journalisme : les grands chantiers de la FNC

Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon François Bugingo

Les défis de l’information en région

Régions, liberté de presse, statut du journaliste: les grands chantiers de la FPJQ

Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon Alain Saulnier

Le journalisme de guerre à l’épreuve du djihadisme

You may also like...