«Médias et droits humains sont complètement indissociables»

Les soirées de grands communicateurs, organisées par la Toile des communicateurs et la Téluq, accueillaient hier soir Normand Landry, professeur de communication à la Téluq et chercheur à l’Uqàm. L’occasion pour lui de revenir sur le droit à la liberté d’expression à l’ère de la surveillance des réseaux, et alors que même dans les plus grandes démocraties, on emprisonne les lanceurs d’alerte, sous couvert de sécurité nationale.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Si le thème de la conférence était prévu de longue date, selon Normand Landry, les récents événements survenus à Paris en janvier, viennent le conforter dans sa certitude, non seulement que médias et droits humains sont indissociables, mais aussi que la liberté d’expression entre parfois, souvent même, en contradiction avec certains autres droits humains, eux-aussi fondamentaux.

«Le 7 janvier dernier, deux hommes armés sont entrés à Paris, dans les locaux de Charlie Hebdo, et ont assassiné douze personnes, des journalistes, des chroniqueurs, raconte-t-il en introduction de sa conférence. Un gigantesque débat a ensuite pris place en France, mais aussi tout autour de la planète et ici, au Québec, sur les limites éthiques et juridiques de la liberté d’expression. Qu’est-ce qui est acceptable de dire? Où on s’arrête? Qu’est-ce qui est du bon goût et qu’est-ce qui est de la provocation?»

Autres sujets d’actualité qui viennent étayer les recherches du professeur, la situation du blogueur Raif Badawi, condamné à mille coups de fouet et à dix ans d’emprisonnement pour avoir tenu des propos qui ont «largement indisposé le régime saoudien». Ou encore la censure et la surveillance des réseaux de communication en Chine, en Russie et en Iran, notamment.

Tensions entre droits humains

«Plus près de nous, dans nos beaux grands pays, au Canada, aux États-Unis et en Europe, les citoyens qui s’expriment sur des sujets d’intérêt public, risquent de se faire poursuivre en justice pour des sommes faramineuses, note-t-il. Emprisonnés dans un système judiciaire qui favorise systématiquement ceux qui ont les moyens de se l’offrir. On appelle ce genre de poursuites, des poursuites baillons. Et dans ces pays qu’on dit démocratiques, poursuit-il, les lanceurs d’alerte, ces hommes et ces femmes qui nous rendent un service inestimable en dénonçant sur la place publique des pratiques qui sont inacceptables de la part des gouvernements ou des entreprises privées, sont criminalisés, pourchassés, contraints à l’exil.»

Et pourtant, la liberté d’expression fait partie des droits humains fondamentaux inscrits depuis 1982 dans la constitution canadienne… au même titre que le droit à l’éducation, au travail, à la sécurité, etc.

«Les droits humains représentent un socle fondamental pour que tous puissent véritablement participer à la communication, insiste le conférencier. Or, lorsqu’on parle de censure, d’exclusion, de surveillance, de diffamation, on parle essentiellement de droits humains, de droit à la liberté d’expression, de droit à la vie privée, à l’honneur et à la réputation, de droit à la protection contre la propagande haineuse. Finalement, les tensions, les contradictions qui prennent place entre ces droits, nous aident à comprendre les grandes controverses qui touchent aux médias. L’affaire Charlie Hebdo a mis une tension fondamentale entre le droit à la liberté d’expression et le droit de pouvoir vivre sa religion en toute dignité sans se faire humilier sur la place publique.»

Un droit négatif

Il explique ainsi qu’au Canada, aux États-Unis et en France, la liberté d’expression touche quatre limites: le discours haineux, le respect de la vie privée et à la dignité humaine, le droit à l’honneur et la réputation et la présomption d’innocence. Selon lui, il est tout à fait permis de diffuser des images choquantes au nom du droit à la liberté d’expression.

«La liberté d’expression s’applique lorsqu’elle choque, estime-t-il. Lorsqu’on diffuse des images consensuelles, on n’a pas besoin de la liberté d’expression. Tout le monde est d’accord. On en a besoin lorsqu’on brasse la cage.»

Le problème, ajoute-t-il, c’est le curseur. Quand sanctionner? Qui sanctionne? En fonction de quoi et de quelle justification? Quelle est la zone de tolérance acceptable en démocratie? Où commence la censure?

«N’oublions pas que la liberté d’expression est un droit négatif, ce qui signifie qu’il exige que l’État n’intervienne que lorsqu’il est fondamental qu’il le fasse, rappelle-t-il. Par opposition à un droit positif, comme le droit à l’éducation, qui exige que l’État investisse des ressources pour développer un réseau scolaire, pour former des enseignants et s’assurer que les jeunes aient accès à un enseignement de qualité.»

Concentration et liberté d’expression

D’où, dans l’industrie des médias, le recours à l’autorégulation par des codes d’éthique, des normes minimales, par des procédures d’étanchéité entre les salles éditoriales et l’équipe publicitaire. Mais que vaut la liberté d’expression lorsque la concentration des médias atteint, comme c’est le cas au Canada, des sommets historiques? Et que certains de ces conglomérats de presse ne souhaitent pas se soumettre à l’organisme censé autoréguler le milieu?

«Les enjeux sont complexes, admet Normand Landry. Mais je comprends tout à fait que les médias puissent être nerveux à l’idée que l’État puisse intervenir de quelque manière que ce soit dans leur champ d’activité. On est beaucoup à penser que notre niveau de concentration a atteint un stade toxique, avec toutes les conséquences que ça peut avoir en matière de liberté d’expression. Il faudrait repenser les règles qui entourent la propriété, mais ça prend une volonté politique forte. Il y a des groupes qui ont des intérêts bien établis, bien représentés auprès des bonnes personnes. À court et moyen termes, je ne crois pas que les lignes bougent.»

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