Journalisme: le gouffre générationnel (partie 1)

Les reporters ayant quarante ans de métier et les jeunes journalistes tout juste sortis de l’université font-ils le même métier? Quel regard portent-ils les uns sur les autres? À l’heure des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, et alors que tous les médias sont à la recherche du modèle d’affaires qui assurera leur pérennité, ProjetJ a posé ces questions à ces deux générations qui cohabitent dans les salles de nouvelles sans toujours se comprendre. La parole est aujourd’hui aux plus… expérimentés d’entre eux.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

GilbertLavoie2_400x400Gilbert Lavoie est devenu journaliste en 1971.

«Il est certain que ce n’était pas le même métier, raconte celui qui est aujourd’hui chroniqueur politique au Soleil après avoir démarré sa carrière à CKAC, puis être passé par TVA, la Presse, le Droit avec une petite incartade en politique comme secrétaire de presse de Brian Mulroney. À l’époque, l’information en continu n’existait pas. Il fallait attendre 18 heures, voire 23 heures, pour relayer une nouvelle. Le média le plus réactif, c’était la radio, qui avait des flashs toutes les demi-heures. Mais pour mettre en place un bulletin spécial, il fallait que ce soit majeur.»

Puis CNN a fait son apparition d’abord. RDI et LCN ensuite. Ce qui a eu pour effet d’accélérer l’information. Plus tard, internet et les réseaux sociaux ont fait en sorte que les médias écrits sont eux-aussi entrés dans la course.

«Le problème, c’est que tout ça est intervenu à un moment où les médias traditionnels ont dû réduire leurs dépenses, analyse M. Lavoie. La tarte publicitaire s’est fractionnée car les annonceurs ont trouvé de nouveaux moyens de communiquer. Les salles de nouvelles ont considérablement diminué leurs effectifs. Certaines ont disparu. Résultat: le journaliste a moins le temps de travailler.»

Colporteur de rumeurs

BruneauChef d’antenne du bulletin de nouvelles de fin de soirée de TVA depuis plus de trente ans, Pierre Bruneau estime pourtant que son métier n’a pas véritablement changé. Selon lui, ce ne sont que les façons de travailler qui ont été bouleversées.

«Les thèmes abordés ont changé, expose-t-il. Autrefois, il y avait beaucoup de conflits syndicaux, que l’on couvrait intensément. Et il y avait la scène politique. Tout ce qui est faits-divers, meurtres, on ne l’abordait pas. Il y avait des journaux spécialisés pour ça. Aujourd’hui, on est sur tous les fronts. Les journalistes sont devenus plus critiques aussi. Ils n’hésitent pas à y aller de leur commentaire dans leurs reportages. Je crois que c’est l’influence des médias sociaux. À mes débuts, nous étions plus des courroies de transmission de l’information.»

Une évolution que M. Bruneau ne considère pas uniquement comme négative, car elle a, selon lui, amené par exemple à la commission Charbonneau. Il met cependant en garde contre le danger de la vitesse, qui peut parfois transformer le journaliste en colporteur de rumeurs.

«Il faut toujours en revenir aux faits, scande-t-il. Rester rigoureux, honnête, pour garder la confiance du public. Car il est fragile ce lien.»

Heureux d’avoir quitté

Michel Auger, chroniqueur judiciaire de longue date pour Le Journal de Montréal ayant survécu à une tentative de meurtre, recevra le Prix Couronnement de carrière de La Fondation pour le journalisme canadien (FJC) lors de la Remise des prix de la FJC qui se tiendra le 3 juin à Toronto. (Groupe CNW/La Fondation pour le journalisme canadien)De son côté, Michel Auger, le spécialiste des affaires criminelles au Québec depuis 1964, celui qui a échappé à un attentat contre sa personne il y a quinze ans et qui coule depuis quelques années une retraite active, se dit heureux de ne pas avoir à vivre ce que les jeunes journalistes ont à supporter aujourd’hui.

«Il y a trop de murs qui séparent les journalistes de la nouvelle, estime-t-il. Autrefois, nous avions un accès direct à la police, à la justice. De nos jours, nous parlons à des agents d’information. C’est de plus en plus difficile d’établir de nouveaux contacts, d’aller chercher des sources. On a une loi d’accès à l’information, mais elle sert surtout à la bloquer. Sans compter la chasse aux lanceurs d’alerte qui est menée… si j’ajoute à cela la vitesse à laquelle les nouvelles doivent être diffusées, la multiplication des plateformes, le rétrécissement des salles de nouvelles… je peux dire que je suis assez heureux d’avoir quitté le métier. Même si j’ai un petit-fils qui semble vouloir suivre cette voie… et que je l’y encourage!»

Selon lui, les jeunes qui arrivent dans les salles de nouvelles font aujourd’hui un tout autre métier que le sien. Pour des raisons technologiques bien sûr, mais pas seulement.

«Il y a beaucoup de contestations légales, note-t-il. Dans les médias, on trouve des professionnels du droit à tous les étages. Il y a de plus en plus de journalisme d’enquête et c’est une très bonne chose. Mais à la fin de ma carrière, je passais autant de temps à écrire mes papiers qu’à préparer ma défense. C’est épuisant!»

La tentation d’aller trop vite

Ainsi, tous trois placent l’âge d’or du journalisme dans les années 60 et 70. Une époque où les organisations médiatiques avaient de l’argent à dépenser et où les sources n’étaient pas muselées.

«Lorsque j’étais au Droit, raconte Gilbert Lavoie, on avait cinq journalistes à l’hôtel de ville de ce qui s’appelait encore Hull. Aujourd’hui, ils ont de la difficulté à en conserver un. Le journal avait également un correspondant sur la colline parlementaire à Québec. C’est terminé depuis des décennies, ça! En revanche, il ne se faisait pas autant de journalisme d’enquête qu’il s’en fait aujourd’hui. C’est un créneau qui est véritablement apparu dans les années 80.»

Alors, face à cette situation, à cette évolution, à ces bouleversements, ces journalistes d’expérience demeurent-ils confiants face à l’avenir? À cette question, chacun prend son temps pour répondre.

Pierre Bruneau croit pour sa part qu’on aura toujours besoin de journalistes pour démêler le vrai du faux et donner l’heure juste. Il met cependant en garde les jeunes.

«Nous, on démarrait en région et lorsqu’on arrivait à Montréal, on avait déjà de l’expérience. Eux ont souvent envie d’aller trop vite. Le défi des jeunes qui ont grandi avec les médias, qui ont vécu les technologies, qui sont capables de travailler là-dedans plus rapidement que moi, c’est d’aller prendre leur expérience pour pouvoir la mettre à profit. Or, le monde va très vite. Alors forcément, ils n’ont pas l’impression de vouloir aller vite. Ils vivent et travaillent au rythme de la société. Or, dans ce métier, bâtir un nom, une crédibilité, ça prend du temps, du courage et de l’énergie.»

«Les jeunes journalistes sont bien mieux formés que nous ne l’étions à l’époque, conclut Gilbert Lavoie. Ils sont tous bilingues, parfois trilingues. Ils sont passés par les universités alors que nous apprenions sur le tas. Et puis, ils sont nés avec un écran dans la face! Certes, ils auront de grands défis à relever, mais je ne me fais pas de souci pour eux. Si les entreprises de presse parviennent à s’adapter à la fragmentation de la tarte publicitaire. Si elles parviennent à soutenir la compétition accrue, intense, et à passer à travers la crise, alors, je n’ai aucune crainte pour les jeunes journalistes.»

Et qu’en pensent justement ces jeunes journalistes? ProjetJ leur donnera la parole demain.

(Photos – Gilbert Lavoie: Twitter, Pierre Bruneau: TVA, Michel Auger: Fondation pour le journalisme canadien)

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