Journalisme: le gouffre générationnel (partie 2)

À l’heure des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, et alors que tous les médias sont à la recherche du modèle d’affaires qui assurera leur pérennité, tout le monde s’accorde à dire que le métier de journaliste à beaucoup changé ces dernières années. Pour le meilleur ou pour le pire? Les réponses divergent selon que l’on s’adresse à la jeune génération de reporters ou que l’on parle aux boomers, ceux qui ont connu l’argent coulant à flot dans les salles de nouvelles et qui avaient l’exclusivité d’informer. Après voir entendu le point de vue des seconds hier, place aux jeunes, aujourd’hui. Quel regard portent-ils sur leur profession et sur son avenir?

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

ProvostUn an après être sortie diplômée du DESS en journalisme de l’Université de Montréal, Anne-Marie Provost cumule les fonctions. Journaliste au quotidien 24 heures, rédactrice en chef du média hyperlocal, Quartier Hochelaga, et chef de pupitre au magazine Trente.

Alors, difficile de se faire une place en tant que jeune journaliste?

«Lorsque j’ai décidé de faire ce métier, j’ai voulu mettre toutes les chances de mon côté, répond-elle. Je n’ai pas ménagé mes efforts pour avoir un portfolio dès la sortie de l’école. Ça me parait le minimum. Les salles de nouvelles sont réduites, les places sont chères. Pour percer, il faut sans doute en vouloir plus que les autres. Dans ma cohorte, certains en sont encore à chercher.»

Vérité, rigueur, voilà les valeurs qui ont conduit la jeune femme au journalisme. Aujourd’hui sur le terrain, elle dit ne pas s’être trompée. Même s’il y a des contraintes et que tout n’est pas toujours rose.

«Il faut écrire rapidement, que ça sorte vite, raconte-t-il. Parfois, l’accès à l’information est difficile. Il faut faire ses photos, souvent twitter, envoyer ses breaking. Ça me va, je suis à l’aise avec ça. Mais c’est parfois frustrant de ne pas pouvoir creuser plus son sujet. C’est difficile de prendre de la distance, d’aller rechercher le contexte.»

Pas cynique

VickiVicki Fragasso-Marquis est surnuméraire à la Presse Canadienne et à Radio-Canada depuis deux ans après avoir étudié en journalisme à l’Université Laval. Elle a opté pour cette profession par curiosité. Elle voulait «apprendre plein de choses sur plein de sujets».

«J’avais aussi le désir de dévoiler des choses, de les changer, raconte-t-elle. Depuis que j’ai démarré, je ne suis pas déçue. Je découvre beaucoup de métiers. Dans une certaine mesure, j’imaginais bien que j’aurais à faire tout ça. On nous y prépare à l’université. Ce qui ne signifie pas que je ne sois pas inquiète. On sait tous que les salles de nouvelles vont encore être réduites. C’est frustrant par exemple à Radio-Canada d’apprendre tant de choses, tant de techniques, et d’avoir si peu d’heures au final. Et puis, on me demande de faire de la photo, du montage… mais s’il y a des professionnels pour ça, il y a bien une raison! Ce que nous diffusons n’est pas toujours optimum.»

Frustrant donc, mais pas au point de tomber dans le cynisme ni même le découragement. Elle sait qu’elle n’évoluera pas dans le même contexte que les journalistes qui ont démarré il y a plusieurs décennies. Elle sait qu’elle aura moins de temps, moins de moyens. Elle sait aussi qu’il faudra aller chercher l’information car de plus en plus de gens, en politique notamment, tentent de contrôler leur message. Mais elle sait aussi que dans un monde où tout un chacun peut s’improviser journaliste, on aura toujours besoin de professionnels pour filtrer l’afflux d’informations. Et elle se dit très heureuse de faire partie de ceux-là.

Vers un autre âge d’or?

Proulx«J’adore ce que je fais, je me sens privilégié de le faire», affirme pour sa part Boris Proulx.

Après une maitrise en journalisme international à l’Université Laval et une série de reportages dans la région des Grands-Lacs en Afrique centrale, le jeune homme a été recruté par Radio-Canada pour occuper un poste de reporter à Edmonton en Alberta.

«C’est sûr qu’il y a des contraintes, que la réalité financière est de plus en plus difficile dans tous les médias, analyse-t-il. Qu’on nous demande d’aller vite, ce qui représente un défi sur le plan de l’exactitude. Or, alors même que tout le monde peut faire de l’information aujourd’hui avec un téléphone intelligent et un réseau social, ce qui nous reste à nous, journalistes, c’est justement l’exactitude, la crédibilité. La situation est difficile. Mais j’y crois encore.»

Quant à savoir si selon eux, l’âge d’or du journalisme est derrière eux… les réponses sont nuancées.

«Si on parle en termes purement monétaires, alors oui, l’âge d’or est dépassé, croit M. Proulx. Mais je pense que les nouveaux moyens de communication vont nous permettre de faire de très grandes choses. Vous vous souvenez du lynchage de Jesse Washington à Waco? C’était au début de la photo et les images ont circulé dans les médias. Les gens ont été scandalisés par ces clichés. Ils ont condamné la technologie… mais en même temps, elles ont tellement marqué les esprits qu’après cela, les lynchages de Noir-Américains n’ont pu rester impunis. Je crois que ce sera pareil avec les nouvelles technologies. Aujourd’hui, on en voit surtout les effets négatifs. Mais du positif va ressortir. Et si on est capable de s’adapter, on peut connaitre un autre âge d’or.»

Guerre de générations

De son côté, Anne-Marie Provost préfère ne pas trop se retourner sur un passé qu’elle n’a pas connu. Elle admet que ça devait être agréable de venir se faire recruter directement à l’université plutôt que de devoir se battre pour garder un poste. Mais elle croit cependant que les nouvelles technologies leur facilitent grandement la tâche.

«Grâce aux moteurs de recherche et aux bases de données, il suffit de quelques compétences pour avoir accès à une multitude d’informations sans avoir à se déplacer, argue-t-elle. Si tu sais filtrer les nouvelles en provenance des réseaux sociaux, tu peux aussi trouver des idées de sujets et des angles originaux. C’est sûr que nous ne vivons pas la révolution tranquille, une période qui a dû être incroyable pour ceux qui l’on vécue et couverte… Mais il y a des choses très stimulantes aujourd’hui. Par exemple, il n’y a jamais eu autant d’enquêtes.»

Vicki Fragasso-Marquis croit elle aussi qu’un avenir moins sombre est possible… à condition que les entreprises de presse acceptent d’investir… notamment dans la jeunesse.

«Nous sommes les mieux placés pour nous adapter aux changements», lance-t-elle avant de nuancer ses propos.

«Les anciens journalistes sont la mémoire. Ils sont capables de tout remettre en contexte. Tout le monde apporte sa contribution. C’est tellement dommage cette guerre de générations que l’on ressent autour de nous. Est-ce qu’on aurait dit à un René Lévesque qu’il serait temps qu’il quitte le métier pour laisser la place aux jeunes? Bien sûr que non. Son expérience, son expertise étaient bien trop précieuses. Eh bien aujourd’hui, tout le monde se regarde du coin de l’œil et les jeunes en veulent aux anciens qui ne veulent pas prendre leur retraite.»

Amertume?

Boris Proulx va même plus loin. Selon lui, certains anciens sont devenus amers.

«Il y en a qui ne croient plus qu’on va pouvoir informer rigoureusement, affirme-t-il. Je le comprends. Quand tu avais certaines compétences et qu’elles deviennent obsolètes, j’imagine que c’est frustrant. Mais certains en arrivent à ne pas faire confiance à la jeune garde. Il y a une fracture générationnelle. Deux mondes qui ont de la difficulté à se parler. Quand tu arrives dans une salle de nouvelles, il faut vraiment faire ta place. Parce qu’on ne va t’aider.»

Anne-Marie Provost est quant à elle plus mesurée sur la question.

«C’est sûr que les boomers prennent beaucoup de place et que ça en fait, de fait, moins pour les jeunes, conclut-elle. Mais moi, lorsqu’il y en a un qui se lève en conférence de presse pour poser une question, j’ai tendance à l’écouter. Je me dis que l’angle intéressant est probablement là. Ça fait trente, parfois quarante ans qu’ils font ce métier. Ce sont des gouvernails pour nous. Des sources d’inspiration. Du monde qui fait bien son métier.»

(Photos Twitter)

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