Affaire Bugingo: le journalisme québécois sous le choc

L’article d’Isabelle Hachey publié samedi dans La Presse+, et dénonçant les mirages de François Bugingo, a eu l’effet d’une bombe. Alors que l’on attend toujours la défense du principal intéressé, la nouvelle a été reprise dans les journaux d’aujourd’hui de vingt-six pays et a déjà généré plus de 12 000 tweets, selon Jean-François Dumas, président d’Influence Communication. Revue de détails des principaux commentaires, réflexions et questionnements.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Sur le même sujet, Isabelle Hachey: «Je n’imaginais pas qu’on en parlerait autant»

L’émotion était palpable dans la voix de Benoit Dutrizac à midi lorsqu’il a pris l’antenne au 98.5FM. On attendait sa réaction depuis samedi. Depuis qu’il avait annoncé par le biais d’un tweet qu’il commenterait ce qu’on peut désormais appeler «l’affaire Bugingo» aujourd’hui dans son émission. À plusieurs reprises, l’animateur s’est dit furieux contre celui qu’il a présenté comme un collaborateur et un ami.

«Je ne suis pas en mesure de vous dire ce qui est vrai et ce qui est faux, on va laisser François organiser sa défense, a-t-il dit, précisant que jusqu’à preuve du contraire il n’avait tué personne, violé personne, escroqué personne. On savait que l’article s’en venait. François nous en avait parlé, mais pas de cette ampleur. Toute la semaine dernière, on lui a posé la question: as-tu menti? As-tu bullshité? As-tu des choses à te reprocher? Il a tout nié, il nie toujours. Pis, quand tu as de l’affection pour quelqu’un qui te répond comme ça, tu tends à détourner le regard.»

Benoit Dutrizac a ensuite précisé que François Bugingo était à son micro pour «commenter» l’information internationale et qu’il le faisait très bien. «Mieux que quiconque au Québec».

«Sauf que maintenant, il faut tout repasser en revue et se demander ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui est tendancieux, a-t-il poursuivi. Toute la fin de semaine, j’ai été hors de moi. Est-ce que François a menti parce qu’il était mythomane? Si c’est le cas, il a besoin d’aide, mais il ne peut pas avoir de place à notre émission. Est-ce qu’il a menti parce qu’il est acheté, qu’il est à la solde d’autres intérêts que le journalisme? Si c’est le cas, par qui? Quoi qu’il en soit, il ne peut pas avoir sa place à l’émission. Je ne crois pas en tout cas qu’il soit la victime d’un complot, d’une guerre entre les médias. Je regarde Isabelle Hachey et ce n’est pas une femme qui peut se faire envoyer au combat par ses patrons. Bugingo nous met dans l’embarras.»

Pourquoi?

Mythomane. Le mot est revenu très souvent dans les commentaires des uns et des autres depuis samedi.

«Je crains que ça ne relève pas de nous, gens de médias, mais plutôt de la médecine», commente Marc-François Bernier, professeur au département de communication de l’Université d’Ottawa, en entrevue avec ProjetJ.

«La vraie question qu’il faut se poser, c’est pourquoi ce gars-là, qui est intéressant, que moi j’écoutais comme beaucoup de gens avec beaucoup de plaisir, est passé du fait d’enjoliver ce qu’il racontait à celui de fabuler et de se mettre en scène comme un des acteurs de ce qu’il est en train de relater?» s’est questionné Pierre Curzi lors de la commission Dumont-Curzi à l’émission Puisqu’il faut se lever au 98.5FM.

Au même micro, Mario Dumont s’est quant à lui dit «déçu» que François Bugingo, qui nie les faits qui lui sont reprochés, n’ait pas encore réussi à sortir une photo, une vidéo ou tout autre élément prouvant qu’au moins sur une des histoires racontées par Isabelle Hachey, il n’avait pas menti.

«Il y a une négation globale et générale sans éléments qui viennent effacer au moins une histoire, regrette-t-il. Alors, ce que je me demande, c’est pourquoi. Il n’y a aucun doute que François est un gars compétent. Il connait les affaires internationales. Il connait les pays, leur histoire. Ce sont donc des ajouts qui le mettent en scène. Ajouter à une histoire réelle, le fait que tu y as joué un rôle.»

Vers plus de métajournalisme?

Comme beaucoup, Marc-François Bernier ne croit pas que M. Bugingo puisse véritablement retourner la situation en sa faveur.

«Je n’ose pas imaginer que ça puisse être faux, confie-t-il. Ce serait d’ailleurs peut-être encore plus grave pour le journalisme québécois. Il n’a d’ailleurs pas dit clairement que les accusations étaient fausses.»

M. Bernier estime par ailleurs que c’est une bonne chose que des journalistes puissent enquêter sur leurs confrères de la même façon qu’ils le font sur les politiciens ou les entrepreneurs.

«Peut-être que ça va en désinhiber d’autres qui ont des doutes sur la véracité de certains reportages, avance-t-il. Au Québec, au contraire des États-Unis par exemple, nous n’avons pas une grande tradition de métajournalisme. Finalement, avant cette histoire, il y avait une personne qui en faisait ici, c’est Stéphane Baillargeon au Devoir. Et je ne crois pas qu’il ne se fasse que des amis!»

Des enquêtes qui donneraient des résultats? Y-a-t-il vraiment tant de journalistes qui pipeautent tout autour de la planète en général et au Québec en particulier? C’est ce que croit en tout cas Fabrice de Pierrebourg, journaliste à La Presse.

«Désolant et rageant. Il n’est pas le seul hélas à s’inventer des exploits. Next?», peut-on lire sur son compte Twitter, en réaction à l’article de sa collègue.

Benoit Dutrizac abonde lui aussi dans son sens. Toujours dans son émission de ce midi, il affirmait avoir rayé de sa vie plusieurs personnes du milieu parce qu’elles n’étaient pas ce qu’elles prétendaient être.

La faute au vedettariat?

Selon Hervé Deguine, secrétaire général adjoint de Reporter sans frontières (RSF), la responsabilité revient aussi à toute la société, qui pousse les journalistes à la starisation.

«On veut absolument qu’ils se mettent en scène dans leurs reportages, dans leurs articles, analyse-t-il. Cette tendance à l’information spectacle est une espèce de pousse au crime, de pousse à la surenchère.»

Même analyse sur le vedettariat de la part du journaliste Pierre Maisonneuve à l’émission Lemieux, c’est le matin sur Radio9.

Tout ça découle de la structure actuelle de l’information, affirme-t-il. Pourquoi un spécialiste de l’information internationale se retrouve à la fois avec TVA, LCN, avec le Journal de Montréal, le Journal de Québec, 98.5FM, le matin et peut-être le soir ou l’après-midi? Comment se fait-il qu’on se prend à adorer ce qu’une seule personne va nous dire sur toutes ces antennes-là?»

Il espère encore que François Bugingo apportera, si ce n’est des preuves de la fausseté de l’enquête d’Isabelle Hachey, du moins un éclairage différent…

«Quelquefois, on a tendance à tourner les coins ronds parce qu’on n’a pas traversé la frontière mais qu’on a parlé à travers un fil de fer barbelé…», lâche-t-il.

Quid des patrons de presse?

Mais d’autres analystes se font plus pressants, invitant les patrons de presse à revoir leurs méthodes de recrutement des commentateurs et autres experts.

«Après l’épisode Jayson Blair, le New York Times a mis en place des mécanismes de contrôle plus serrés afin de protéger sa réputation et d’éviter qu’une telle chose ne se reproduise, écrit sur son compte Facebook Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval. Même si les mesures les plus rigoureuses n’assurent pas une protection à 100%, il faut espérer que les médias québécois qui ont engagé François Bugingo au fil des ans en tireront les leçons qui s’imposent. Qu’il ait été animateur, chroniqueur et analyste et non reporter n’y change rien.»

Quant à la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) dont François Bugingo est membre, elle rappelle que selon ses règlements, elle reconnaît «comme journaliste la personne qui (…) a pour occupation principale, régulière et rétribuée l’exercice d’une fonction de journaliste pour le compte d’une ou de plusieurs entreprises de presse québécoises.»

Sur le qui-vive depuis samedi, et alors qu’il a signifié vouloir entendre M. Bugingo rapidement à ce sujet, le principal regroupement de journalistes au Québec accepte cependant de se questionner sur la pertinence de ce règlement qui l’amène à se fier uniquement aux entreprises de presse, et qui ne demande finalement à ses membres que «l’engagement moral de respecter le Guide de déontologie des journalistes».

Et de conclure qu’il faudrait d’abord en discuter avec les patrons de presse eux-mêmes.

En entrevue sur ses propres ondes ce matin, le directeur général de l’information de Radio-Canada, Michel Cormier, a affirmé que malgré tous les efforts mis en place pour que les reportages internationaux que la société d’État diffuse soient basés sur des faits vérifiés et vérifiables, «on ne peut pas se prémunir à mille pour cent» contre des journalistes malhonnêtes qui «trafiquent la vérité».

D’autres patrons de presse ont été contactés par ProjetJ. Ils n’ont pour l’instant pas répondu à la demande d’entrevue ou préféré prendre quelques jours afin d’y voir plus clair.

À voir aussi:

Journalisme: le gouffre générationnel (partie 1)

Journalisme: le gouffre générationnel (partie 2)

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