«L’affaire Bugingo rappelle les risques qu’il y a à tricher»

Quelques jours après les révélations d’Isabelle Hachey sur le comportement douteux de François Bugingo – révélations qui l’ont mené à remettre sa carte de presse à la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ) – Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, écrivait une chronique dans le Journal de Montréal, dans laquelle il affirmait que le journalisme se régulait bien au Québec. ProjetJ a voulu en savoir un peu plus. Entrevue.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Pierre_TrudelADISQ09_400x400ProjetJ : Trouvez-vous que les médias qui employaient François Bugingo ont bien réagi lors de la publication de l’article de la Presse+?

Pierre Trudel: Ils ont reconnu que les comportements rapportés par la journaliste au sujet de leur collaborateur n’étaient pas appropriés, pas acceptables, et ils ont réagi rapidement. Le système d’autorégulation, auquel les journalistes sont attachés, ne fonctionne que s’il inspire des risques dans la tête des gens. Alors, ils ont tendance à se comporter de manière disciplinée. Or, l’affaire Bugingo rappelle les risques qu’il y a à tricher et à prendre des libertés avec les faits. Donc, oui, les patrons de M. Bugingo ont bien réagi en sanctionnant la faute. S’ils ne l’avaient pas fait, ça aurait été problématique. Car pour qu’une autorégulation soit efficace, il faut que les tricheurs soient blâmés.

Cette affaire est particulièrement spectaculaire, elle a marqué toute la profession. Est-ce à dire qu’il y aura moins de triche dans les prochains mois?

 Je crois que oui. Les journalistes le moindrement sensés ont pu voir à quel point ça pouvait être funeste pour une carrière d’être pris à tricher. Cela dit, ce risque est perçu à différents niveaux. Les patrons de médias ont pu voir qu’il y avait un risque à embaucher des journalistes sans prendre les précautions nécessaires pour vérifier si ce qu’ils prétendent avoir fait est vrai. Il est donc prévisible également qu’eux-mêmes s’adonnent à plus de vérifications. Le problème, c’est que le métier de journaliste suppose une très grande autonomie intellectuelle. Il n’est pas facile pour qui embauche une personne de tout examiner et d’enquêter sur les moindres faits et gestes de ceux qui postulent.

Suite à cette affaire, des voix se sont de nouveau élevées pour dire, au contraire, que le système d’autorégulation avait failli et qu’il faudrait que le journalisme soit régi par un ordre professionnel. Ça ne semble définitivement pas être votre point de vue…

Avec un ordre, le risque serait grand que les journalistes se protègent entre eux. Le danger serait de se faire trainer soi-même devant l’ordre et d’être obligé de se justifier. À mon avis, c’est un système qui se révélerait peu efficace. Je crois plutôt que le fait que la liberté de presse au Canada permette que des journalistes enquêtent sur leurs collègues démontre que le système d’autorégulation fonctionne bien dans la société qui est la nôtre. Ça marche aussi parce que l’industrie médiatique est faite de plusieurs entités, de plusieurs groupes, conglomérats, qui peuvent avoir un intérêt, voire un incitatif, à mettre l’autre en défaut. Quand il n’y a plus assez de concurrence en revanche, il y a risque que tout le monde s’entende, que les petites amitiés fassent en sorte que le public puisse se retrouver mal servi.

Ça signifie que ce système d’autorégulation ne fonctionne pas partout?

Pour que ça marche, il faut qu’il y ait la liberté d’expression. Si le système judicaire est tellement sévère que l’on risque d’être poursuivi à chaque fois que l’on se met à critiquer quelqu’un, même un média, ça augmente le risque de supercheries. Les journalistes n’ont pas l’impression qu’ils vont se faire prendre puisque le risque qu’un média concurrent fasse part de leur comportement discutable est minime. On voit aujourd’hui que ça a bien fonctionné au Québec. Ce qui ne signifie pas que ça fonctionne ailleurs. Ce qui ne signifie pas non plus que la conjoncture ne puisse pas changer ici, et que donc, ça fonctionne toujours aussi bien au Québec. Il faut rester vigilent. Mais attention, je ne dis pas que tout va très bien dans les médias au Québec aujourd’hui et qu’il n’y a absolument aucun effort à faire…

Sur quoi faut-il garder l’œil ouvert?

L’industrie médiatique est déjà très concentrée au Québec, il ne faudrait pas qu’elle le soit d’avantage. L’incitation à débusquer les mauvais comportements du concurrent serait moins forte. Le resserrement des règles en matière de responsabilité civile pourrait également avoir un effet délétère. Le resserrement des règles en matière de déontologie également, car on en arriverait à avoir une presse très lisse, qui ne dirait que des choses qui ne soient pas risquées. À force de devoir être équitable avec tout le monde, on finit par ne plus rien dire sur personne. Pour débusquer la tricherie, il faut prendre des risques, notamment celui d’être menacé et éventuellement poursuivi. Il existe des gens qui poursuivent même s’ils savent qu’ils ont tort. Si la justice leur donne raison, ne serait-ce qu’une fois, parce que les règles en matière de diffamation sont plus sévères, ça risque d’en décourager d’autres.

(Photo Twitter)

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