La Presse: une salle de nouvelles à l’image de son aventure numérique

Conséquence de la révolution numérique, les médias doivent trouver un nouveau modèle d’affaires. Mais ce n’est pas tout. De nombreuses salles de nouvelles ont revu complètement leur organisation, tant physique qu’humaine, afin de s’adapter à la nouvelle réalité, aux nouvelles plateformes, à la nouvelle façon de faire du journalisme. Durant les prochaines semaines, ProjetJ visitera plusieurs rédactions montréalaises afin de témoigner de la manière dont les journalistes 2.0 travaillent. On commence aujourd’hui avec la Presse, qui vient d’emménager dans une toute nouvelle salle ultra moderne.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

IMG_0336Une salle immensément haute, baignée de lumière naturelle. Des rangées de bureau, des ordinateurs, des téléphones, des cellulaires qui trainent, des écrans qui diffusent les chaines d’info continue, RDI, LCN, CNN, plusieurs salles de réunion, un grand salon avec divans et poufs, des fauteuils ici et là, qui invitent à l’échange d’idées, à la discussion, mais aussi à la détente tant le métier peut parfois s’avérer stressant. Au fond, quelques bureaux vitrés, dont celui d’Éric Trottier, éditeur adjoint et vice-président de la Presse, l’homme qui reçoit ProjetJ ce jour-là pour présenter cette nouvelle salle de nouvelles du quotidien montréalais, au coin de la rue Saint-Antoine et du boulevard Saint-Laurent.

Mais fermons un instant les yeux… et imaginons qu’ici, pas plus tard qu’au début de notre siècle, le 21e, il y avait encore une gigantesque imprimerie qui allait jusqu’au plafond. Chaque soir, des kilomètres de rouleaux de papier circulaient sur des rails pour imprimer l’édition du lendemain. Et puis, c’est le trou noir. Durant dix ans, cet immense espace situé au demi-sous-sol de l’édifice construit dans les années 50 pour donner plus d’espace aux journalistes, reste désespérément vide.

IMG_0326«En 2003, lorsque nous avons donné notre contrat d’impression à Transcontinental, on avait la plus vieille imprimerie de journaux au monde, rappelle Éric Trottier. C’était tellement vieux, qu’on a voulu la vendre pour un dollar symbolique à une salle de nouvelles en Afrique… et que personne n’en a voulu. Elle nous est restée sur les bras!»

Il se rappelle encore de ces années où jeune journaliste, il entendait la presse se mettre en branle autour de minuit. Il raconte qu’elle faisait vibrer tout l’édifice. Il explique également que la première chose qu’il a fallu faire quand ils ont décidé de réinvestir l’endroit il y a quelques mois, a été de le nettoyer en profondeur.

«Ça a pris des mois, souligne-t-il. L’encre était profondément enfouie dans le béton. Les gens venaient récurer. On croyait que c’était bon. Et puis non, trois jours après, la poussière d’encre revenait à la surface et il fallait tout refaire!»

Reflet de l’aventure numérique

En fait, l’idée de réinvestir cet endroit a germé dans la tête du président et éditeur de la Presse, Guy Crevier.

«Il se disait qu’autrefois, la Presse, c’était une entreprise industrielle lourde, raconte M. Trottier. Le cœur de l’entreprise était ici, devant nos yeux. Guy a voulu que cet endroit le redevienne, mais avec la matière première d’aujourd’hui, qui est à la fois technologique et humaine. Cette nouvelle salle, c’est le reflet de notre aventure numérique. Le reflet également de la confiance que les propriétaires affichent. Une salle comme celle-là, ça coûte un bras et une jambe. Il a fallu refaire toute la fenestration, changer le système d’aération, l’insonoriser. S’ils le font, c’est qu’ils y croient.»

Deux mezzanines ont été aménagées dans cet espace très haut de plafond. Sur le plancher, les journalistes du hardnews, à savoir le cahier A, les sports et les affaires. La première mezzanine regroupe ceux qIMG_0324ui travaillent pour les arts, les cahiers hebdos et la section pause. Quant à la deuxième, elle réunit toutes les équipes de production, graphistes et pupitreurs, aussi bien pour le quotidien papier que pour la Presse+. Directeurs, directrices et chefs de division sont quant à eux dans des bureaux ouverts au même niveau que les journalistes qu’ils chapeautent.

«Quand il y a une nouvelle, c’est là qu’on se regroupe, explique Éric Trottier en montrant le superdesk, sorte de bureau de coordination qui se trouve sur le premier plancher. L’équipe du web est tout près aussi. S’il y a un breaking news, tout le monde le sait, tout le monde l’entend. Ils peuvent se parler quasiment sans se lever. Ça permet une très grande réactivité.»

Vers la fin du papier

Car très vite, la nouvelle qui tombe doit se retrouver sur le site internet lapresse.ca. En même temps, un ou plusieurs reporters sont affectés afin de creuser le sujet, le mettre en contexte, aller chercher de l’information sur le terrain, obtenir des réactions, trouver des statistiques, les faire parler, écrire et mettre le tout en images statiques ou vidéo. Bref, créer tout le matériel qui se retrouvera dans l’édition du lendemain de la Presse+, ainsi, aujourd’hui encore, que dans le quotidien papier.

Mais pour combien de temps? Combien de temps encore les propriétaires du quotidien, qui ont investi plus de 40 millions de dollars dans l’application tablette, accepteront de perdre plusieurs dizaines de millions de dollars par an pour quelques récalcitrants qui préfèrent encore lire leur journal sur un support papier? Alors même que selon les derniers chiffres officiels, 70% des revenus publicitaires sont désormais générés par la tablette…

IMG_0333«Ce n’est plus un mystère pour personne que le but est d’éliminer le papier, confirme l’éditeur adjoint. Reste à savoir si on l’élimine totalement ou si on garde un temps, l’édition du samedi.»

Une décision, qui aura forcément des conséquences, lorsqu’elle entrera en vigueur, sur les effectifs de la salle de nouvelles. Tout le pupitre dévoué au papier deviendra inutile et plusieurs personnes devront quitter l’entreprise.

«On ne l’a jamais caché, rappelle M. Trottier. Dans le projet, on est monté jusqu’à trois cent soixante journalistes. On a embauché cent vingt-cinq temporaires. Ils savaient que ce serait pour un ou deux ans. Ils sont restés plus longtemps. Déjà trois ans, peut-être même quatre.»

La rédaction comptera alors trois cents journalistes, soit soixante-quinze environ de plus qu’avant le lancement de ce qui s’est longtemps appelé le «plan iPad». Raison pour laquelle l’ancienne salle était devenue trop exigüe. Aujourd’hui, tous les journalistes sont réunis en un seul endroit. Seul le studio vidéo dédié à la Presse+ est resté au premier étage.

Plus de sécurité

Mais en plus de réinvestir un lieu teinté d’histoire, l’arrivée de la salle de nouvelle au rez-de-chaussée est aussi une manière de rapprocher les journalistes de la population. En se promenant sur la rue Saint-Antoine, celle-ci ne découvre plus les silhouettes des chroniqueurs vedettes du journal, comme ça l’a été pendant de longues années, mais elle peut voir par les grandes fenêtres, les reporters au travail.

«Pour moi, un bon journaliste, c’est celui qui va sur le terrain, explique Éric Trottier. Qui ne se contente pas de faire du journalisme depuis son bureau. Ou qui pire, envoie les questions par courriel. Tu ne peux même pas ressentir l’émotion dans la voix de l’autre! Ouvrir les fenêtres comme ça, sur la salle de nouvelles, c’est aussi une manière de nous rapprocher des Montréalais.»

Se rapprocher des Montréalais tout en assurant la sécurité des journalistes. La fusillade dans les locaux de Libération l’an dernier, puis la tragédie de Charlie Hebdo en janvier, ont rappelé qu’en période de tensions, les salles de nouvelles pouvaient être la cible de tireurs. Et même si elle est maintenant au niveau de la rue, l’éditeur adjoint assure que la rédaction est bien plus en sécurité que dans ses anciens locaux du troisième étage.

«On y a bien sûr pensé, assure-t-il. On a pris des mesures appropriées. Il y a notamment plus de sas, ce qui permettrait de gagner du temps si un malheureux incident devait survenir.»

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