Le blogue, une «zone d’incertitude» pour l’entreprise

BarbeauDans le cadre de ses travaux doctoraux, Jean-Sébastien Barbeau s’intéresse aux blogues dans les médias. Pour les besoins de sa thèse, il a rencontré une cinquantaine de contributeurs œuvrant dans douze des principaux quotidiens au Québec et en France. Parmi eux, le Journal de Montréal, particulièrement intéressant selon lui, du fait du nombre impressionnant de blogueurs et de leur relative diversité. Entrevue.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

ProjetJ : vous dites que le blogue est une «zone d’incertitude» dans les organisations médiatiques. Qu’entendez-vous par là?

Jean-Sébastien Barbeau : Même si les entreprises, qu’elles soient médiatiques ou non, sont souvent très hiérarchisées, chacun cherche à acquérir plus d’autonomie et à obtenir plus de pouvoir. Même si les individus qui composent cette entreprise ont un but collectif, leurs préférences, leurs intérêts, leurs connaissances et leurs informations peuvent diverger. Dans le cas des blogues, dans un journal, c’est très visible car les opinions peuvent être très divergentes de l’un à l’autre. C’est quelque-chose qui est difficilement contrôlable par la hiérarchie et il peut y avoir des dérapages.

Cette zone d’incertitude semble cependant tolérable…

En général oui, même s’il y a des zones grises. Jean Barbe a été licencié du Journal de Montréal pour avoir comparé, dans un billet de blogue, la droite politique québécoise aux prisonniers qui ont collaboré avec l’Allemagne nazie. Mais ces cas sont rares et même si, dans leur grande majorité, les blogueurs publient eux-mêmes leurs textes sans qu’ils n’aient été relus par qui que ce soit – certains préfèrent cependant les envoyer à un collègue au préalable – les problèmes de ce type sont rares et l’entreprise arrive donc à composer avec cette zone d’incertitude. En comparaison, ce n’est pas le cas avec Twitter. Même si les médias ont d’abord poussé leurs journalistes et blogueurs à investir ce réseau social pour faire la promotion de leurs textes, et indirectement de leur média, ils sont aujourd’hui plus frileux car ils ont compris qu’il est impossible à maitriser.

Venons-en au Journal de Montréal, que vous avez particulièrement étudié. Les blogueurs y ont-ils toute latitude pour choisir leurs sujets?

D’abord, il faut préciser que le Journal de Montréal dispose d’un nombre très important de blogueurs. Depuis 2014, la plateforme oscille entre 50 et 55 pages pour un total de 60 à 70 contributeurs. Il y a trois types de blogueurs, les journalistes de la salle de nouvelles, qui le font de leur propre initiative, les chroniqueurs maison, qui doivent deux billets par semaine minimum, et toute une palette de personnalités extérieures aux profils et aux opinion très diverses, assignées à une entrée hebdomadaire. Tous ceux auxquels j’ai parlé m’ont assuré choisir leurs sujets et avoir tout le loisir d’émettre leur opinion. Il arrive cependant parfois que le chef blogueur les contacte pour leur suggérer de réagir à un information, ce que certains trouvent frustrant. A posteriori, l’un d’entre eux trouve qu’il avait réagi trop vite sur un sujet par exemple. Parfois les suggestions sont jugées sexistes lorsque seules les filles blogueuses sont contactées pour réagir à des propos misogynes… comme si un homme ne pouvait pas avoir un avis éclairant sur le sujet. Mais en général, mon sentiment est que ça reste des suggestions, non des impositions.

Cette liberté, couplée à la diversité des opinions, est-elle garante d’un certain intérêt public?

C’est en tout cas la position du Journal. Ce qu’il dit aux lecteurs, c’est «vous voulez une opinion? Nous, on l’a». Et son contraire aussi. Libre à eux de se faire la leur. Dans une certaine mesure, c’est vrai. D’autant que les blogues sont particulièrement consultés. En juin 2014, ils comptabilisaient 30% environ des pages vues et il y avait toujours entre trois et cinq billets dans le top 10 quotidien des pages les plus consultées.

Mais dans une certaine mesure seulement…

Au Journal, ils sont particulièrement satisfaits de la une du 11 septembre 2013, au lendemain du dévoilement du projet de Charte des valeurs. Selon eux, tous les autres journaux avaient des textes d’opinion qui la vilipendaient, alors qu’eux avaient mis en une, à égalité, quatre blogueurs qui l’appuyaient, et quatre qui la critiquaient. Mais est-ce que l’intérêt public n’est qu’une question d’égalité chiffrée? Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais il me semble, à la lecture des différents billets, que malgré ce qu’ils affichaient, toutes les opinions n’étaient pas représentées et que celle qui était le plus à gauche ne se trouvait en réalité qu’au centre-droit de l’échiquier politique. C’est donc questionnable.

Vous révélez également la manière dont les collaborateurs sont rémunérés pour leurs billets. Les journalistes ne touchent rien de plus que leur rétribution de journaliste, les personnalités extérieures touchent un salaire. Tout comme les chroniqueurs maison, mais qui eux, en plus, peuvent obtenir une prime à partir de 20 000 pages vues par semaine. Ce système ne les pousse-t-il pas à choisir des sujets qu’ils savent populaires?

En fait non. D’abord parce qu’atteindre les 20 000 pages vues, c’est difficile, et qu’à ce stade, la prime est dérisoire. Oui, ils peuvent gagner jusqu’à 1400 dollars supplémentaires par semaine, mais il faut quand même générer 250 000 clics! Ça n’arrive pas tous les jours. Alors, un Richard Martineau qui a sa chronique et son blogue au Journal, qui travaille aussi à la télé et à la radio… je ne pense pas qu’il choisisse son sujet en fonction des 200 dollars de plus qu’il va gagner.

Quant au journaliste qui ne touche pas un centime de plus pour écrire un billet de blogue… quelles sont ses motivations?

Ça lui permet par exemple de traiter de sujets qu’il n’arrive pas à faire passer auprès de la salle de nouvelles. Les commentaires que ses billets recueillent lui donnent aussi parfois d’autres idées de sujets. J’ai l’exemple, dans mon corpus de journaux français, d’un journaliste qui tentait désespérément de convaincre sa direction de pouvoir creuser une problématique liée au chômage. Un jour, l’information qu’il cherchait lui a été fournie dans un commentaire et il s’est empressé d’en faire un billet. C’est alors sa direction qui est venue le voir pour lui demander pourquoi il n’en avait pas fait un article! On revient à la question de la zone d’incertitude pour l’entreprise… Le blogue pour un journaliste, ça peut permettre de gagner en autonomie et même de prendre un peu de pouvoir.

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