Qui a peur de la liberté de presse?

Alors que l’année 2015 a démarré en France avec l’attentat dans les locaux parisiens de Charlie Hebdo, cette question a fait l’objet d’un atelier lors du congrès de la FPJQ le mois dernier. Et tous les panélistes se sont accordés sur un point : l’année qui s’achève a été dure sur le front de la liberté de presse. Explications.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

«La liberté de presse a mauvaise presse, entame Claude Robillard, ex-directeur général de la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ). Quand les gens pensent liberté de presse, ils pensent exagération, dérapages, abus, erreurs, etc. L’esprit, c’est «oui, mais». Oui, la liberté de presse, mais… et là le débat commence.»

Ainsi selon lui, le débat ne porte pas sur l’idée de la liberté de presse mais sur comment limiter les dérapages… quitte a contraindre l’ensemble des médias. M. Robillard prend pour exemple le dernier rapport de Dominique Payette sur les radios de Québec. Il explique que l’auteure tient un paragraphe sur l’importance du principe de liberté de presse, avant de dérouler des pages et des pages sur les différents moyens de contraindre les médias : adhésion forcée au Conseil de presse, amendes de toutes sortes, facilitation des poursuites, etc.

«Et on se retrouve avec des journalistes à la gare de Saint-Hilaire, raconte-t-il, qui voulaient interviewer des gens et qui se le sont fait interdire par un règlement de l’AMT. On est dans un espace public, les journalistes se voient interdire de faire leur métier, ce qui brime la liberté de presse, et les citoyens ne peuvent pas s’exprimer, ce qui brime leur liberté d’expression. Dans le fond, c’est la même chose et c’est très important de le dire parce que ça signifie que cette liberté fondamentale n’est pas la bébelle des journalistes. L’oublier, c’est isoler les journalistes du reste de la société et ça empêche les soutiens nécessaires à sa défense de se développer.»

Pointer les journalistes du doigt, insister sur leurs exagérations, leurs erreurs pour faire en sorte qu’ils ne soient pas soutenus par la population, alors même que restreindre la liberté de presse revient à restreindre la liberté d’expression de tout un chacun.

Le Québec balloté

Mais qui a intérêt à faire ça?

«La presse qui a bercé notre jeunesse à nous, baby-boomers est une presse qui n’avait aucune limite mais qui s’adressait à un petit public, répond Mira Falardeau, auteure de Humour et liberté d’expression. On riait entre nous. Avec l’ouverture du web, le problème, c’est que tout le monde a accès à ce type d’humour. Tout d’un coup, ce n’est plus de l’autodérision, on ne se moque plus de la religion entre nous, mais ces caricatures se retrouvent entre les mains de gens qui n’ont absolument pas le même humour que nous. Ça fait des flammèches. Depuis Charlie, depuis le 13 novembre, beaucoup de caricaturistes ne font plus de caricatures de Mahomet parce qu’ils ne trouvent plus ça drôle.»

Les extrémistes et autres totalitaristes ont donc tout intérêt à faire taire la liberté d’expression, il n’y a rien de nouveau là-dedans. Dans toute l’histoire de l’humanité, n’importe quel despote arrivé au pouvoir par la force ou par le vote a commencé par brimer cette liberté. Mais là où ça devient plus complexe, c’est quand les démocraties tentent également de la restreindre.

«L’année a été dure pour la liberté d’expression, note Pierre Trudel, chercheur associé au Centre de recherche en droit public de L’Université de Montréal. Ça a commencé par des meurtres de journalistes à Paris. Et puis, ça s’ajoute : des interdits de publication régulièrement, une décision de la cour européenne qui impose de censurer des résultats de recherche sur Google, la portée tout à fait démesurée du droit à la vie privée comme cette décision qui condamne un journal, ici-même au Québec, pour avoir diffusé la photo d’une personne au visage totalement voilé mais prétendument reconnaissable… on a parlé de surveillance de journalistes il y a quelques semaines, des pressions indues, des menaces de poursuites. On ne prend pas la liberté d’expression au sérieux.»

M. Trudel estime que le Québec est balloté entre la conception européenne qui accepte de limiter la liberté d’expression pour toutes sortes de raison, notamment la protection de la vie privée, et la conception américaine où elle est valorisée, elle prend une place considérable.

Réflexe de censure

«Les réflexes de base qui existent dans notre société sont des réflexes de censure, estime-t-il. Dès qu’il y a quelque-chose qui nous dérange, le réflexe de censure n’est jamais très loin. C’est le réflexe qui consiste à dire qu’on devrait pouvoir faire taire les gens avec lesquels on n’est pas d’accord, ceux qui disent des choses qui nous mettent dans l’inconfort.»

Lui aussi revient sur le rapport de Dominique Payette sur les radios de Québec.

De son côté, George Kalogerakis, directeur de l’information au Journal de Montréal, arrive avec des exemples très concrets de restriction de la liberté d’expression vis-à-vis des journalistes de sa salle de nouvelles.

«Il y a deux sortes de personnes qui nous empêchent de faire notre métier, estime-t-il. Ceux qui on quelque-chose à cacher et les idiots, qui ne connaissent pas nos droits fondamentaux. Et dans ces gens-là, il y a même parfois des avocats et des juges.»

Il raconte notamment que régulièrement, ses journalistes doivent se battre pour faire lever une ordonnance de non publication qui n’avait aucune raison d’être, mais qui avait été acceptée uniquement parce qu’une des parties l’avait demandé.

Il raconte aussi que chaque semaine, le JDM parle d’un restaurant sale.

«Ça fait trois ans qu’on le fait et chaque fois qu’on veut obtenir le rapport d’inspection d’un établissement on doit faire une demande d’accès à l’information au MAPAQ, révèle-t-il. C’est ridicule. MAPAQ encore : en 2014, une nouvelle est sortie comme quoi un restaurant de Montréal avait empoisonné quelques-uns de ses clients. Le ministère a refusé de nommer le restaurant sous prétexte que ça aurait endommagé sa réputation! Finalement, on a eu le nom du restaurant sur les réseaux sociaux.»

Un joyau mal défendu

Autre exemple à l’Hôtel de ville de Montréal. Un photographe était monté sur la mezzanine et avait pris en photo des élus en train de jouer au poker ou de consulter leur page Facebook pendant une séance de conseil municipal. Depuis, les journalistes n’ont plus accès au deuxième étage…

«Et ce ne sont que quelques cas parmi tout ce que nous vivons quotidiennement sur le terrain», affirme-t-il.

De quoi faire dire à Pierre Craig, ancien président de la FPJQ et animateur de ce panel, que ce «joyau» qu’est la liberté d’expression est tellement mal défendu par les cours et les hauts politiciens que lorsqu’on arrive au niveau des municipalités ou des citoyens, ce n’est finalement pas plus grave que ça de l’enfreindre.

«On se bat pour que des journalistes puissent tout simplement enregistrer un débat dans les conseils municipaux alors que la loi dit que c’est public, conclut-il. Il y a de véritables roitelets dans les municipalités. On dénonce, on dénonce. Mais qu’est-ce qu’on peut faire de plus? Se tenir debout, faire preuve de solidarité journalistique. Mais lorsqu’il y a de moins en moins de journalistes sur le terrain… toute la société devrait pourtant comprendre qu’il est essentiel d’en prendre soin de ce joyau car c’est l’essence même de la démocratie.»

Cet article vous a intéressé? Faites-un don à ProjetJ.

À voir aussi:

Fact-checking : quand briser l’intox devient un travail journalistique

Lise Millette, réélue à la tête de la FPJQ

«Nous ne devons pas être les petits soldats de nos entreprises»

Madeleine Poulin: «j’envie les jeunes journalistes d’aujourd’hui»

Des cafés Ublo pour briser l’isolement des pigistes

Conseil de presse : un guide de déontologie simplifié

You may also like...