«Les journalistes cristallisent les frustrations»

Un an après l’attentat de Charlie Hebdo, Projet J a demandé à Pierre Trudel, chercheur associé au Centre de recherche en droit public de L’Université de Montréal, ce qu’il en est de la liberté de presse aujourd’hui au Québec. Entrevue.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

personne_pierre_trudel-725x725Projet J : Vous considérez que la liberté de presse a été sévèrement mise à mal en 2015…

Pierre Trudel : c’est le moins que l’on puisse dire! Il y a d’abord la loi C-51 qui renforce la surveillance au nom de la sécurité nationale. C’est une menace importante à la liberté de presse et on a vu que des journalistes de La Presse ont été espionnés par la GRC. Le droit à l’image a également été verrouillé avec une décision de cour qui date de décembre 2014 mais qui a eu des répercussions l’an dernier. Une décision qui a condamné un journal, ici-même au Québec, pour avoir diffusé la photo d’une personne au visage totalement voilé mais prétendument reconnaissable. L’accès aux documents des organismes publics est toujours très difficile. Le droit de parler des activités publiques est de plus en plus restreint également. Certaines municipalités ont commencé à adopter des règlements qui punissent les citoyens qui font des commentaires sur les fonctionnaires ou les élus. Cette capacité qui leur est donnée de poursuivre les gens qui disent des choses qui leur semblent injurieuses, pourrait tout à fait concerner les journalistes. Bref, il y a pas mal de menaces qui planent sur la liberté de presse.

Quels sont les risques encourus par les journalistes?

À partir du moment où, au nom du droit de certaines personnes qui se prétendent victimes, on ne donne pas une place prépondérante à la liberté d’expression, le principal risque, c’est le procès, et cela peut induire des coûts importants en terme de ressources. Un autre risque est d’être catalogués comme étant quelqu’un qui se moque de ceux qui se présentent comme des victimes. Ce n’est jamais très bon en terme d’image, d’autant que ça peut aujourd’hui être amplifié par les réseaux sociaux. Le résultat de tout cela, c’est la tentation de l’autocensure tant de la part d’un média que d’un journaliste. On a tellement peur de la réprobation, de la polémique, que l’on s’abstient. Une certaine frilosité s’installe.

Il y a un an aujourd’hui, avait lieu l’attentat de Charlie Hebdo à Paris. Plusieurs journalistes ont payé de leur vie leur défense de la liberté d’expression. Est-ce imaginable ici, au Québec?

Il ne faut pas exagérer ce risque mais il ne faut pas non plus l’exclure. Il n’y a qu’à voir les commentaires méprisants, injurieux, à l’égard de certains journalistes et chroniqueurs. Il y a des gens qui éprouvent de la difficulté à accepter que des personnes puissent exprimer des idées différentes, voire contraires, aux leurs. Il y a déjà eu des agressions significatives contre des journalistes par le passé[1]. Partout dans le monde, il y a des journalistes qui meurent. La principale menace vient de groupes organisés comme ça a été le cas à Paris, mais l’agression peut aussi venir d’une personne possiblement instable. Les journalistes sont des personnalités publiques et en tant que telles, ils sont menacés. Il n’y a qu’à remonter à la crise étudiante. Ils ont été plusieurs fois la cible à la fois de la police et des étudiants. Ils cristallisent les frustrations. Ils sont souvent vu comme la source ou au moins une source des frustrations que vit une personne.

Si on revient à Charlie Hebdo, au lendemain de l’attaque, les journaux québécois ont publié les caricatures qui faisaient scandale, contrairement à leurs homologues anglophones. Est-ce à dire que les médias d’ici prennent plus au sérieux la liberté de presse que le reste du Canada?

C’est vrai qu’il y a eu une belle unanimité ou presque sur ce point-là. Mais ça ne veut absolument rien dire. Il y a une pluralité de conceptions concernant la liberté de presse. À ce moment-là, les médias francophones ont été plus audacieux, mais parfois, sur d’autres sujets, c’est le contraire. Il s’agit-là de jugements éditoriaux. Mais je ne peux pas dire que la liberté de presse soit mieux défendue ici qu’ailleurs. Les caricaturistes en savent d’ailleurs quelque-chose. À plusieurs reprises, Serge Chapleau a fait état des pressions qu’il subit.

Avez-vous espoir que la liberté de presse soit mieux traitée à l’avenir, ou s’en va-t-on vers toujours plus de restrictions…

Il y a des éléments encourageants comme notamment cette décision de la cour d’appel qui a mis de l’avant une conception plus large de l’intérêt public. Or si l’intérêt public prend le dessus, forcément, la liberté de presse sort grandie. D’un autre côté, il y a, à Québec, ce projet de loi sur les sonneurs d’alarme. Ce projet prévoit de ne pas les protéger lorsqu’ils s’adressent aux journalistes. On opte plutôt pour un processus qui consiste à mettre le couvercle sur la marmite. Lorsqu’un sonneur d’alarme veut sonner l’arme, on lui impose, s’il veut bénéficier d’une protection, de s’adresser à l’ombudsman et de ne pas aller sur la place publique. Ça reste confidentiel puisqu’on sonne ainsi une alarme qui ne fait pas de bruit!

Vous évoquiez la loi C-51 en début d’entrevue… l’arrivée du gouvernement Trudeau au pouvoir à Ottawa pourrait-il être de nature à assouplir le texte?

Il est prévisible que le nouveau gouvernement modifie ou supprime certains irritants les plus désagréables… mais rien n’est certain car entre les promesses d’un candidat et les actes d’un gouvernement, il y a tout un monde. Et quoi qu’il en soit, il y a une tendance lourde dans la plupart des pays, qui consiste à restreindre la liberté d’expression au nom de la sécurité nationale.

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[1] Notamment contre Jean-Pierre Charbonneau, alors journaliste au Devoir et Michel Auger, du Journal de Montréal. Tout deux ont réchappé à leur agression.

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