«Que La Presse+ soit un succès ou non n’est pas le plus important»

Comme prévu, La Presse a cessé de paraître au format papier en semaine le 1er janvier dernier. Une situation qui n’est pas sans avoir des impacts sur toute l’industrie médiatique montréalaise. ProjetJ fait le point avec Jean-Hugues Roy, professeur de journalisme à l’École des médias de l’Uqàm. Assez sceptique quant au modèle d’affaires de La Presse+ au départ, l’ex-journaliste de Radio-Canada entrevoit aujourd’hui plusieurs raisons d’être optimiste quant à l’avenir du quotidien de Gesca. Entrevue.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

ProjetJ : Lorsque le directeur de La Presse, Guy Crevier a annoncé en septembre que le journal ne paraitrait plus au format papier en semaine, vous vous êtes montrés très sceptique quant à la viabilité de La Presse+. Puis, fin décembre, vous écrivez un billet de blogue dans lequel vous vantez les mérites de cette «entreprise de technologie». Qu’est-ce qui a changé en trois mois?

EDZuVPFHJean-Hugues Roy : En septembre, mon billet était principalement centré sur le modèle d’affaires de La Presse+. Je voulais répondre au syndicat de La Presse, qui demandait à ses patrons plus de transparence dans les états financiers. J’avais tenté de creuser cela en allant fouiller dans les rapports financiers de Power Corporation. D’un point de vue comptable, La Presse fait partie des «autres filiales», groupe d’entreprises qui était déficitaire au deuxième trimestre. Mais peut-être qu’à l’intérieur de ce groupe, Gesca faisait de l’argent ou tout du moins n’en perdait pas. Pour le savoir, il faudrait effectivement plus de transparence. Trois mois plus tard, la même ligne comptable est légèrement excédentaire. Mais si je regarde sur les neuf derniers trimestres, soit depuis le lancement de l’application tablette, nous avons un déficit de 221 millions. Ce qui ne veut toujours pas dire que La Presse+ soit déficitaire, mais qui pose une fois de plus la question de la transparence. Ça, c’est le modèle d’affaires. Dans mon billet du 30 décembre, j’ai voulu avoir une lecture plus globale et je me suis aperçu que finalement, que La Presse+ soit un succès ou non n’est pas le plus important. Parce que La Presse est devenue une entreprise de technologie. Que grâce au soutien de Power Corporation, elle a pu verser dans la recherche-développement et que même si en bout de ligne, La Presse+ cesse, parce que le support tablette n’est plus aussi populaire par exemple, l’entreprise aura acquis assez d’expérience pour se retourner et retomber sur ses pattes.

Que pourra-t-elle faire de cette expérience? Retourner au papier?

Ce n’est pas inenvisageable. Il y a encore des médias papiers qui apparaissent aujourd’hui et une étude récente du PewResearchCenter révélait que la moitié du public des journaux imprimés ne lisaient que des journaux imprimés. Il y a encore un marché du papier et d’ailleurs La Presse ne le nie pas puisque le journal parait encore sous cette forme le samedi. Les annonceurs ne fuient pas complètement le papier, seulement, ils restent là où il y a du monde. Bref, je fais assez confiance à Gesca pour savoir s’adapter. Revenir au papier ou développer de nouvelles plateformes pour aller chercher les annonceurs là où ils sont. J’ai visité plusieurs fois les locaux de La Presse, notamment la nouvelle salle de nouvelles et je suis frappé par l’esprit. Je sens la même vibe que celle que j’ai ressenti lorsque j’ai visité les locaux de Microsoft, d’Ubisoft ou encore d’Amazon. La Presse est toujours une entreprise médiatique, mais elle est aussi devenue une entreprise de technologie. Et l’histoire montre que les entreprises qui survivent, les États aussi qui s’en sortent le mieux, sont ceux qui investissent dans la recherche.

Concernant la gratuité maintenant, elle est là pour rester selon vous?

Ce n’est pas nouveau comme phénomène que l’information soit gratuite. Il n’y a qu’à voir la télévision et la radio. Finalement le modèle de La Presse+ n’est pas si différent de TVA sauf qu’au lieu de devoir acheter un téléviseur et un accès au câble, il faut s’équiper d’une tablette et d’un accès à internet. Maintenant est-ce que les gens sont encore prêts aujourd’hui à payer pour de l’information? Je crois que oui lorsqu’il s’agit de médias de niche, comme Le Devoir, et encore là, le journal est en grandes difficultés financières, ou des grands médias de référence internationaux comme le New York Times, The Guardian ou encore Le Monde. La Presse est un peu entre les deux. Elle est dans la même situation que plusieurs médias aux États-Unis. Mais elle a la chance d’appartenir a un grand groupe qui a les poches creuses et qui peut se permettre de mettre de l’argent sur la table pour financer des expériences et innover sans en attendre un retour sur investissement immédiat.

Ce qui n’est pas le cas de tout le monde dans l’industrie… le problème, c’est que La Presse+ définit un standard. Tout le monde veut son application tablette, beaucoup l’ont développée… et s’en mordent peut-être les doigts…

Je pense effectivement que ça a été une erreur pour Le Devoir de vouloir singer La Presse. L’application n’apporte rien de plus que ce qui existe déjà. C’est plus intéressant de lire l’infolettre et le site web. Les applications de Postmedia en revanche était très bonnes, très attrayantes. Il y avait de la vidéo en background. Aussi, ça arrivait à cinq heures de l’après-midi, ça semblait ainsi plus frais que La Presse+, qui en fin d.après-midi te donne finalement surtout les nouvelles de la veille. Ils ont abandonné parce qu’ils se sont trop éparpillés. Quatre plateformes – journal, tablette, site web et mobile – c’était trop par rapport à la taille de la salle de nouvelles. Même chose au Devoir. Les gens sont essoufflés. Il y a beaucoup moins de monde qu’à La Presse. Ils auraient sans doute mieux fait de mettre leur argent et leur énergie ailleurs. En même temps, je disais plus tôt qu’il faut innover pour subsister. La situation du Devoir est extrêmement compliquée. Ça lui prendrait un Jeff Bezos[1] québécois pour qu’il ait les moyens d’essayer des choses.

A contrario, croyez-vous que la fin de La Presse au format papier en semaine peut amener des lecteurs vers les autres quotidiens montréalais?

C’est possible. Mon camelot, qui distribue à la fois La Presse et le Journal de Montréal, m’a demandé si je voulais maintenant m’abonner au Journal. J’ai refusé mais probablement que d’autres vont accepter de recevoir Le Devoir ou le JDM à la place de La Presse. C’est difficile à dire car La Presse reste présente au-delà de la tablette avec son site web. Il faudra attendre les prochains chiffres pour tirer des conclusions.

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[1] Le PDG d’Amazon a racheté le Washington Post en 2013. Il a depuis tenté plusieurs expériences numériques qui ont semblé porter leurs fruits en 2015.

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