Un journalisme sans date de péremption

À une ère où les médias exigent l’immédiateté, l’omniprésence et la rigueur aux journalistes, un mouvement progressiste tente de briser les codes. Le Slow Media refuse l’urgence et favorise la recherche et l’exactitude des faits. Judith Oliver, rédactrice en chef adjointe du magazine Nouveau Projet, vise un journalisme sans date de péremption. Un journalisme qui complète sans compétition les médias plus traditionnels.

Slowmedias

Par Marine Caleb, Cécilia Foissard et Catherine Paquet, étudiantes en journalisme à l’Université Laval

Alors que la tendance est à la rapidité et à la concision, une certaine frénésie apparaît. La presse traditionnelle a choisi de participer à cette course contre la montre. Les formats longs sont de plus en plus délaissés par les grands journaux. Selon la Columbia Journalism Review, les articles de plus de 2000 mots ont baissé de 86 % dans le quotidien Los Angeles Times et de 50 % dans le Washington Post.

La presse traditionnelle, qu’elle soit quotidienne ou de format magazine, peine à se renouveler. Cela est dû à la densification des plateformes numériques, qui ont fait de l’immédiateté la seule option possible. De plus en plus de journalistes désirent aller à contre-courant de cette instantanéité. C’est ce qui les pousse à inventer de nouveaux modèles de médias. Parmi eux, les médias lents, tels que la Revue XXI, Au Fait ou encore Global magazine et Nouveau Projet.

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La population consomme de plus en plus d’informations et de plus en plus rapidement. Selon une étude de 2010 réalisée par le New York Times, la consommation d’information a augmenté de 350 % en 30 ans. Une surconsommation d’information, aussi appelée «infobésité», à laquelle s’oppose les médias lents. Ces derniers s’inscrivent en réalité dans un mouvement beaucoup plus absolu, le mouvement slow.

L’apparition du Slow Media

«Ce mouvement pour la lenteur ne milite pas pour agir à la vitesse de l’escargot. […] Ce mouvement est constitué de gens comme vous et moi, qui veulent vivre mieux dans ce monde rapide qu’est le monde moderne», explique le journaliste Carl Honoré dans son ouvrage Éloge de la lenteur publié en 2004.

Le mouvement slow est apparu avec le Slow Food, un mouvement international crée par Carlo Petrini en 1986. Il prône une culture, une cuisine et une consommation tranquille. «Slow Food représente bien plus qu’un prétexte à de longs repas», explique Carl Honoré dans Éloge de la lenteur. Comme le Slow Media, le Slow Food refuse la soumission à la vitesse «qui brise nos habitudes, envahit nos espaces privés et nous contraint à consommer du fast-food», précise le manifeste Slow Food pour la Qualité.

Si la philosophie du mouvement Slow Media s’est concrétisée en Allemagne en 2010, en un manifeste de quatorze valeurs, elle est cependant apparue en 2002, selon la pionnière dans le domaine, Jennifer Rauch. Dans son article The Origin of Slow Media, l’enseignante en journalisme de Long Island précise que le mouvement s’est répandu à travers le globe. Il a cependant plus largement circulé en Amérique du Nord, en Australie et dans plusieurs pays européens.

Le Slow Media permet aux  journalistes de gagner en crédibilité en favorisant la recherche de la véracité des faits.

L’universitaire éclaircit le concept de monotasking appliqué à la consommation d’information et qui décrit le fait de ne consulter qu’un média à la fois. Entre 2002 et 2009, les pionniers du Slow Media avaient déjà la volonté d’utiliser les médias d’une «manière plus attentive et délibérative […] en mettant l’accent sur la qualité plutôt que sur la quantité», détaille Jennifer Rauch.

«Une avenue d’avenir»

Dans son ouvrage Éloge de la lenteur, Carl Honoré cite le psychologue britannique Guy Claxton pour exprimer que l’accélération est devenue une seconde nature. «Nous avons développé une intériorisation psychologique des notions de vitesse, de gain de temps et d’efficacité maximale, qui se renforce de jour en jour», développe ce dernier.

Le Slow Media permet aux  journalistes de gagner en crédibilité en favorisant la recherche de la véracité des faits. Les médias qui s’inscrivent dans ce concept optent pour une sélection, une hiérarchisation et un traitement de l’information réfléchis, objectifs et rigoureux. Comme l’explique Edwige Despres sur son blog du Huffington Post – Québec, les médias lents préfèrent la qualité à la quantité, dans le but de créer un lien de confiance avec leur public et développer leur crédibilité.

Le magazine semestriel montréalais Nouveau Projet se reconnaît comme un média lent. «Le magazine ne parle jamais d’actualité. […] On peut lire Nouveau Projet 01, qui est sorti en mars 2012, et y trouver encore du contenu pertinent en 2015. Il n’y a pas de date de péremption», détaille Judith Oliver, l’adjointe au rédacteur en chef du média. Et c’est l’objectif de Nouveau Projet: être intemporel en parlant «des grands enjeux de notre temps et réfléchir à ce qui fait la particularité du XXIe siècle», précise la journaliste. Pour elle, prendre le contre-pied du rythme frénétique «est une avenue d’avenir».

Retour vers les fondamentaux du journalisme

Selon Carl Honoré, l’économie capitaliste est la première fautive de cette frénésie. Les médias répondent à des pressions économiques au détriment du contenu et de sa qualité. Cela a amené les médias à investir plus d’argent dans les vecteurs de contenus, tels que les applications ou les sites Internet, que dans les contenus eux-mêmes. Financer du journalisme d’enquête et d’investigation est trop risqué, précise Judith Oliver.

Cependant, certains décident de tourner le dos à cette économie. Parmi eux, les médias lents, afin d’avoir les meilleurs contenus possibles. «On ne fonctionne pas au nombre de clics. Nos collaborateurs sont très bien payés pour fournir le meilleur travail possible», déclare Judith Oliver. Elle explique que Nicolas Langelier, le rédacteur en chef, a été président de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) et que «la dernière chose qu’il voudra couper c’est le salaire des pigistes, même si on a une économie super fragile et qu’il n’y a pas si longtemps, on faisait un appel sur internet pour demander à nos lecteurs de nous aider à surmonter la faillite de notre distributeur», rapporte Judith Oliver de Nouveau Projet.

Pour Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria, dans le Manifeste XXI, les médias lents permettent de revenir aux véritables valeurs du journalisme: informer les citoyens. «Prendre le temps de l’enquête — aller voir, laisser infuser et revenir — et apprendre à travailler à contretemps de l’émotion immédiate: tout doit être fait pour apporter aux lecteurs une information différente, intense, concentrée sur ce qui dure. […] L’information y gagnera en profondeur et en pertinence».

Judith Oliver soutient qu’être plus lent permet d’informer de façon plus complète, en abordant les sujets sous leurs différents aspects et en proposant des avis contradictoires. «On essaie de ne pas offrir une pensée préfabriquée, mais plutôt de susciter questions, réflexions et débats d’idées», détaille l’adjointe au rédacteur en chef. La diversité de points de vue et de sujets permet d’offrir une approche globale et détaillée.

Ainsi, Nouveau Projet est composé d’une équipe de quatre salariés, parmi laquelle seul le rédacteur en chef Nicolas Langelier produit du contenu. «L’idée est de s’appuyer sur un réseau assez large et diversifié de collaborateurs et d’en changer à chaque numéro, pour toujours aller vers des champs de recherche et de disciplines différentes», revendique Judith Oliver.

Les Slow Medias, un complément de l’information

Selon Alexandre Roberge, les avancées technologiques conjuguées à la volonté de trouver un scoop ont accéléré le rythme de production au détriment de la fiabilité du travail journalistique. Certaines couvertures sont incomplètes et ne montrent que la pointe de l’iceberg. Selon les constats avancés par Judith Oliver, les médias traditionnels peuvent omettre des éléments informatifs de sorte à créer des «zones d’ombre sur plein de sujets».

Pour éviter ce manque de fiabilité de l’information, la complémentarité des médias traditionnels avec les Slow Medias est vue comme une solution. Ces derniers donnent de valeur ajoutée à l’information. Ils contribuent à enrichir l’information manquante grâce à des recherches plus approfondies. Judith Oliver note à ce titre que dans le magazine où elle travaille, les écrits sont davantage basés sur des recherches et des analyses.

Cette complémentarité vient renforcer la qualité du travail journalistique et présente un double avantage pour le lecteur. D’une part, il est mieux informé et connaît davantage le contexte informatif d’un événement. La collaboration entre deux types de médias est destinée à donner une information plus complète. Pour Judith Oliver, le lecteur y accordera davantage de temps.

La complémentarité est également envisagée en termes de contenu et de contenant. L’adjointe au rédacteur en chef de Nouveau Projet estime à ce titre qu’il existe une «complémentarité de format et de sujet». Au lieu de privilégier des contenus et contenants trop usuels, les Slow Medias veulent non seulement des sujets innovants, mais aussi des formats innovants.

La complémentarité témoigne de l’importance de poursuivre le travail des médias traditionnels en parallèle aux médias lents venant donner des précisions contextuelles.

Contrairement aux plateformes numériques et aux formats papier des grands quotidiens, les Slow Medias offrent des formes différentes. Nouveau Projet est un magazine semi-annuel qui aborde les enjeux de notre temps, de manière intemporelle. La Revue XXI est quant à elle une revue trimestrielle de reportage qui met l’accent sur la richesse éditoriale et les dessins.

La vocation des Slow Medias susmentionnés n’est pas de concurrencer les autres types de médias. Toujours dans son blogue, Edwige Despres dépeint cette réalité: «Bien que lents, ils ne sont pas en contradiction avec la concomitance de Twitter, des blogues ou des réseaux sociaux. Ils ont une attitude et une façon de rendre l’utilisation utile». Pour Judith Oliver, la lecture d’un quotidien comme Le Devoir et celle d’un média plus lent ne sont pas incompatibles. «L’un n’empêche pas l’autre», explique-t-elle.

Néanmoins, cette complémentarité peut être mise à l’épreuve, car un fossé se creuse entre les deux genres journalistiques. Malgré leur complémentarité, assistons-nous à une forme de journalisme à deux vitesses? D’un côté, l’adjointe au rédacteur en chef de Nouveau Projet, Judith Oliver, trouve que la diversité des formes journalistiques n’est pas quelque chose de nouveau et a toujours existé. De l’autre, des voix s’élèvent pour faire part de l’existence d’un «journalisme supérieur», lent, et gage d’une meilleure qualité.

Les Slow Medias n’ont pas vocation à remplacer ou à concurrencer les médias traditionnels. «Il n’y a pas de compétition, il y a davantage une complémentarité», a avancé l’adjointe au rédacteur en chef de Nouveau Projet. La complémentarité témoigne de l’importance de poursuivre le travail des médias traditionnels en parallèle aux médias lents venant donner des précisions contextuelles. «Nos lecteurs ne cherchent pas la même chose quand ils ouvrent Nouveau Projet que quand ils ouvrent le Devoir. […] Nous on sort tous les six mois, j’ose espérer que les gens lisent d’autres choses entre les deux!», lance Judith Oliver.

Néanmoins, les Slow Medias en sont encore à leurs débuts. La revendication est très récente et ne permet pas encore de s’élever contre les standards journalistiques de la nouvelle et de la rapidité. Cependant, une question vient à se poser: le Slow Media sera-t-il un concept reçu par les lecteurs et adopté par les salles de rédaction?

(Photo: Radio-Canada)

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