Décision Néron: un potentiel liberticide

Dans un article paru cet été dans la Revue juridique Thémis de l’Université de Montréal, le professeur de droit et ardent défenseur de la liberté d’expression Pierre Trudel, revient longuement sur la décision Néron pour déterminer ce qui devrait ou ne devrait pas être considéré comme une faute journalistique civile.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Et selon lui, il est très clair que les tribunaux ne devraient pas fonder leur jugement sur les différents textes déontologiques qui régissent la profession.

personne_pierre_trudel-725x725«Depuis l’arrêt Néron, des jugements appliquent les règles déontologiques à la manière des obligations imposées par les lois, écrit-il, et concluent mécaniquement que le journaliste est en faute dès lors que le juge est convaincu que le journaliste a eu un comportement qui s’éloigne de la lettre de ces énoncés.»

L’arrêt Néron marque donc un changement dans la démarche de détermination de la faute journalistique, ajoute-t-il. Avant le prononcé majoritaire de la Cour suprême, on devait comparer le comportement visé par une poursuite à celui qu’aurait eu un journaliste normalement prudent et diligent placé en pareilles circonstances. Avec le précédent établi par la décision majoritaire dans Néron, il convient de rechercher un équilibre entre la liberté de la presse et le droit à la réputation. Et les prononcés déontologiques prennent une place considérable dans ce type de raisonnement.

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Une grossière erreur, croit-il, se plaçant résolument du côté d’un des juges minoritaires dans cette affaire, le juge Binnie, selon lequel il serait de bon ton de tracer une distinction plus claire entre ce qui relève du champ de la faute et ce qui relève du domaine de la bienséance ou des bonnes manières journalistiques.

Manque d’équité

À l’origine de cette décision Néron, un reportage diffusé à Radio-Canada au sujet du traitement par la Chambre des notaires du Québec de certaines plaintes disciplinaires et demandes d’indemnisation émanant du public. Un relationniste de la Chambre des notaires, Gilles Néron, transmet alors une lettre manuscrite à Radio-Canada dans laquelle figurent des affirmations que l’équipe de journalistes sait être inexactes. L’équipe de journalistes reprend en ondes, dans un second reportage, certains passages de la lettre en insistant sur les éléments inexacts. Et ce deuxième reportage est diffusé malgré l’engagement de l’équipe de reporters de donner à M. Néron le temps de vérifier les affirmations de sa lettre.

L’affaire se retrouve sur le bureau de l’ombudsman ainsi que devant les tribunaux et près de dix ans plus tard, durant l’été 2004, la décision de la Cour suprême du Canada tombe: elle statue que oui, le reportage est fidèle à la vérité sur une question d’intérêt public, mais elle punit tout de même la SRC à payer une lourde amende, parce qu’entre autres, les journalistes auraient manqué d’équité.

«Rendant la décision pour la majorité de la Cour suprême, le juge LeBel conclut que la SRC a commis une faute dans sa façon de préparer et de diffuser le reportage faisant suite à la lettre de M. Néron, résume M. Trudel. Selon lui, les normes professionnelles n’avaient pas été respectées en ce que le reportage diffusé «donnait des renseignements incomplets sur le contenu de la lettre». En omettant certains renseignements indispensables, la SRC a faussement présenté la lettre de M. Néron comme une tentative fallacieuse de l’induire en erreur et, du même coup, d’induire le public en erreur. Un second type de faute découle du refus de donner à M. Néron le temps de vérifier ses affirmations inexactes»

Or si le manque d’équité peut tout à fait s’apparenter à une faute déontologique, il ne peut en aucun cas donner lieu à une condamnation pour une faute civile, défend le professeur Pierre Trudel dans son article, qui critique également le fait que la décision Néron inclut dans le champ de la faute journalistique ce qui résulte d’une addition d’impressions qui, individuellement, ne peuvent être qualifiées de fautives.

Comportement raisonnable

«L’approche consistant à additionner des comportements pour conclure au caractère fautif présente des difficultés lorsqu’il faut déterminer le point au-delà duquel la faute est constituée, estime-t-il. Combien faut-il de comportements vexatoires pour que l’on puisse conclure à l’existence d’une faute? Quelles distinctions doivent être faites entre ce qui est perçu comme vexatoire et ce qui relève de la différence d’opinions ou de perception entre un journaliste et une personnalité œuvrant dans l’espace public?»

Définir la faute civile des journalistes par la faute déontologique revient à importer dans un raisonnement relevant de la loi ce qui n’est au départ qu’une norme volontairement consentie, prévient le professeur Trudel, ajoutant que si un tel procédé peut constituer un moindre mal à l’égard de plusieurs activités à caractère professionnel, il présente un potentiel liberticide à l’égard d’une activité qui constitue une facette de l’exercice de la liberté de presse garantie par les textes constitutionnels.

Et de conclure qu’il y a une distinction à faire entre les normes déontologiques et la loi. L’éthique et la déontologie peuvent impliquer des limites, concède-t-il. Mais ces limites sont consenties par le journaliste; elles ne sont pas imposées par la loi. Ainsi, pour statuer, les tribunaux ne devraient pas être influencés par telle ou telle décision prise par le Conseil de presse, tel ou tel avis rendu par un ombudsman ou encore une prise de position de la Fédération des journalistes. Le seul critère devrait-être, comme pour tout autre citoyen, celui du comportement raisonnable.

Il en découle que le journaliste a l’obligation de prendre tous les moyens raisonnables que prendrait un «professionnel compétent et sérieux, consciencieux et rigoureux, diligent et prudent s’il était placé en pareilles circonstances», conclut Pierre Trudel.

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