Journalistes mis sur écoute: retour sur une semaine mouvementée

Lundi dernier, les journalistes québécois se réveillaient en apprenant que le téléphone de l’un d’entre eux, Patrick Lagacé, avait été espionné par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM), et ce, six mois durant. Le feuilleton a par la suite tenu tout le monde en haleine durant toute la semaine et hier matin encore tant l’affaire a pris de l’ampleur. Projet J fait le point.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

15%! Au Québec, la semaine dernière, ce qu’il est commun d’appeler «l’affaire Lagacé» a occupé près de 15% de poids média, selon la firme d’analyse, Influence Communication. Loin devant les élections américaines, avec 4,22% de poids média et la polémique autour de la tenue vestimentaire de la chanteuse Safia Nolin lors de la cérémonie de l’ADISQ, à 3,54%.

Il faut dire que l’affaire a pris l’allure d’un feuilleton à rebondissements.

Il y eu d’abord une seule victime, le journaliste de La Presse, Patrick Lagacé, mis sur écoute et géolocalisé durant six mois par le SPVM afin de retracer celui qui au sein du service de police lui donnait des infos. On est alors lundi matin et la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Mais très vite, l’industrie se demande pourquoi, si lui avait été espionné si longtemps et si systématiquement, d’autres journalistes n’auraient pas eux aussi fait les frais de cette pratique pour le moins douteuse.

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Le SPVM a beau s’en défendre, la plupart des patrons de presse doutent, rappelant que d’autres services de police ont déjà porté atteinte à la protection des sources, en mettant d’autres journalistes sur écoute, moins systématiquement et moins longtemps certes, mais tout de même. Mardi, ils s’unissent et signent une tribune  publiée dans la plupart des grands médias du Québec pour demander aux différents services de police de leur dévoiler les noms des autres artisans ayant été espionnés de la sorte. Et qui plus est, qui le seraient encore.

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Le scandale remonte très vite au niveau politique. À Montréal, l’opposition demande la tête du patron de la police, Philippe Pichet, ce que le maire Denis Coderre balaye d’un revers de main, lui réitérant plutôt sa confiance. À Québec, plusieurs ministres et nombre de députés dont les principaux chefs de partis, portent l’oriflamme de la liberté de la presse et de la protection des sources et condamnent donc la pratique. Mais dans un premier temps, l’idée d’une enquête indépendante sur le SPVM est écartée.

10 journalistes espionnés

C’était sans compter sur d’un côté, un sondage Léger-Le Journal-TVA révélant que près de trois Québécois sur quatre trouvent inadmissible que le téléphone d’un journaliste soit placé sous surveillance policière et estiment qu’une enquête devrait être faite sur ce genre de pratiques; de l’autre, la confirmation que d’autres journalistes ont bien été mis sur écoute sur de longues périodes, et pas des moindres.

Le SPVM a en effet confirmé avoir espionné Patrick Lagacé donc, mais aussi Félix Séguin de TVA Nouvelles, Monic Néron de Cogeco et le journaliste indépendant Fabrice de Pierrebourg. Du côté de la Sécurité du Québec (SQ), on assume avoir a mis sous surveillance les téléphones cellulaires de Marie-Maude Denis, Alain Gravel et Isabelle Richer de Radio-Canada, du chef du bureau de La Presse à l’Assemblée nationale, Denis Lessard, du reporter spécialiste du crime organisé André Cédilot et d’Éric Thibault du Journal de Montréal.

Dans la foulée, le gouvernement de Philippe Couillard annonce qu’il y aura bien finalement une commission d’enquête sur l’espionnage de journalistes par la police. On apprend alors que c’est l’avocat Christian Leblanc, président sortant de l’Association des avocats en droit des médias du Canada, qui représentera l’industrie.

Le mandat précis de la commission d’enquête sera défini au cours des prochains jours mais il devra être à la fois suffisamment large pour permettre de faire la lumière sur les pratiques des différents services de police, tout en restant concentré sur l’enjeu principal, à savoir la protection des sources journalistiques et la liberté de la presse, annonce le gouvernement.

Du côté d’Ottawa, plusieurs membres de la Chambre des communes se penchent également sur les moyens de mieux protéger les journalistes et leurs sources, et le premier ministre Justin Trudeau s’est montré ouvert à la possibilité de revoir les lois.

Voix discordantes

Si durant toute la semaine dernière, la profession a su faire preuve d’une belle solidarité afin d’obtenir cette commission, il n’en reste pas moins que certaines voix discordantes se sont fait entendre.

Par la plume de Lise Ravary par exemple, qui avance sur son bogue du Journal de Montréal, et sans vouloir banaliser l’espionnage de ses confrères, que «certains journalistes, qui ne l’admettront jamais, sont un tout petit peu envieux des Gravel, Lagacé et compagnie».

«Pis moi?, écrit-elle. Je ne suis pas assez big pour qu’on m’espionne? Pour qu’Edward Snowden parle de moi? Allez allez, chers collègues, ne dites pas que cela ne vous est pas passé par la tête le temps d’un battement de cils? Le SPVM et la SQ ont au moins le mérite d’avoir bien choisi leurs cibles: ce sont tous et toutes des journalistes d’envergure.»

Cynique? Elle l’admet. Mais il y a eu bien plus cynique.

Sur le site d’Infopresse, l’ex-président de l’Alliance des cabinets de relations publiques du Québec (ACRPQ) Pierre Gince accuse en effet les médias d’avoir organisé une vaste opération de relation publique... et cela, alors même que les journalistes ont pour habitude de pratiquer le PR Bashing

Tout le long de son billet de blogue, il raconte comment l’affaire a été merveilleusement bien mise en scène, selon lui. Sur les réseaux sociaux, son billet a fortement fait réagir la communauté, certains journalistes criant à la théorie du complot, d’autres endossant au moins son analyse sur l’orchestration de la nouvelle.

Force est de constater en tout cas qu’hier matin, La Presse a relancé le sujet avec de nouvelles révélations, et avec une nouvelle fois le cellulaire de Patrick Lagacé mis sur écoute. En 2014 cette fois-ci, pour une affaire le mêlant au maire Denis Coderre. Ce dernier a nié depuis, et à plusieurs reprises avoir abusé de ses pouvoirs pour demander à mettre un journaliste sur écoute.

Résultat, le sujet était encore hier matin en tête des nouvelles les plus médiatisées au Québec. Mais il n’est plus aujourd’hui qu’au troisième rang, l’ouverture des urnes aux États-Unis ayant finalement eu raison de lui.

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