Le public remplacera-t-il bientôt les ombudsmans?

details_l97827637313841Dans un ouvrage collectif à paraitre ces jours-ci, plusieurs chercheurs démontrent que faute d’argent, les médias ont de plus en plus tendance à se débarrasser de leur ombudsman, prétextant que le public devenu 5e pouvoir à l’ère du web 2.0, ferait tout aussi bien le travail. Une démonstration qui ne les convainc cependant pas.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Le professeur en communications de L’Université d’Ottawa, Marc-François Bernier, qui dirige l’ouvrage et en écrit le premier chapitre de mise en contexte, prend l’exemple du Washington Post pour arguer du fait que certains médias souhaiteraient couper leur poste d’ombudsman et ne plus s’appuyer que sur les commentaires de leurs lecteurs pour mettre en branle leur processus d’imputabilité.

«Lorsque le marathon de Boston est la cible d’un attentat terroriste, le 15 avril 2013, les médias deviennent presque instantanément des vecteurs de rumeurs et d’informations erronées, si bien qu’ils sont nombreux, sur Twitter, à rappeler les médias à l’ordre pour qu’ils fassent preuve de prudence, un peu à la façon d’un ombudsman, fera valoir Erik Wemple, journaliste média et blogueur pour le Washington Post, écrit M. Bernier. Ce commentaire intervient quelques semaines après que le Washington Post (WP) eut annoncé l’abolition de son poste d’ombudsman en faisant valoir, entre autres, que le public peut dorénavant assumer ce rôle.»

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Le chercheur rappelle cependant que pendant quarante-trois ans, l’ombudsman a été une institution du Washington Post. Si le poste a été aboli en partie pour des raisons économiques, les patrons du journal arguent du fait que la technologie permet aujourd’hui l’expression publique de critiques indépendantes. Il rapporte également les propos de Patrick Pexton, le dernier ombudsman du WP, qui indique que lorsqu’il était en place, il recevait plus de 5000 courriels par mois et que son travail empêchait de nombreux désabonnements annuels. Au coût unitaire de 383 $… cela rentabilisait sa fonction.

Ce dernier ajoute surtout que malgré la technologie, le public a beaucoup de difficultés à joindre des journalistes de plus en plus pressés de produire, si bien que l’ombudsman demeure une fonction légitime. Un plaidoyer qui sera vain.

Sagesse populaire vs vindicte populiste

Des difficultés à joindre les journalistes donc d’une part. Mais plusieurs chercheurs qui participent à cet ouvrage ont d’autres arguments à faire valoir pour démontrer que si le public est bel et bien aujourd’hui devenu le 5e pouvoir et un contre-pouvoir pour les médias, s’il peut aujourd’hui prendre la parole, souligner les erreurs factuels, critiquer les points de vue, mettre les journalistes en face de leurs dérives sensationnalistes et par là même influencer la pratique journalistique, il n’en reste pas moins que son jugement ne peut être le seul garant de l’obligation d’imputabilité des médias.

Certes, certains estiment que tous les usagers et tous les journalistes devraient être considérés comme des ombudsmans afin que l’interaction avec le public ne soit plus réservée à une seule personne, désignée par l’entreprise, et que le journaliste puisse être informé des commentaires, corrections, informations et précisions que lui achemine le public. Et ce, afin qu’il s’en serve pour améliorer son travail, rapporte le professeur Marc-François Bernier.

Mais à cela, nombreux sont ceux qui répondent qu’au sein du 5e pouvoir, s’amalgament la sagesse populaire aussi bien que la vindicte populiste.

«Il agit comme un dispositif spontané de corégulation des médias et des pratiques journalistiques, écrit M. Bernier. Toutefois, ce qu’il gagne en légitimité démocratique, fondée sur son exercice de la liberté d’expression, il le perd souvent en compétence journalistique et ne peut réellement être considéré au même titre qu’un ombudsman, un médiateur ou un conseil de presse. Le discours citoyen, dans bien des cas, mobilise des normes tout à fait étrangères aux principes éthiques et aux règles déontologiques reconnues en journalisme.»

Ainsi, le public fait souvent entendre une parole profane. On y retrouve aussi une parole excessive, des accusations gratuites, voire des procès d’intention.

«La plupart des blogueurs médias des États-Unis se considèrent comme des chiens de garde des grands médias, avec une forte motivation à les critiquer, au point où plusieurs adhèrent assez facilement aux théories du complot pour expliquer des comportements de journalistes qui leur semblent biaisés politiquement», exprime le directeur de l’ouvrage s’appuyant sur les recherches de Suzanne Fengler.

Préjugés racistes et sexistes

Il démontre également que les critiques sont loin d’être exsangues de préjugés. Ainsi, en avril 2016, le quotidien britannique The Guardian a procédé à l’analyse quantitative de millions de messages bloqués au fil des années, soit environ

10 % des 70 millions de commentaires reçus de janvier 1999 à mars 2016. Il a alors été constaté que, parmi les dix journalistes les plus critiqués, voire intimidés, se  retrouvaient huit femmes (quatre blanches, deux noires, une musulmane, une juive) et deux hommes noirs (dont un homosexuel).

Raymond Corriveau et Francine Aubin, tous deux professeurs en communications à l’Université de Trois-Rivières, estiment pour leur part que pour que les citoyens 2.0 puissent véritablement jouer un rôle dans le processus d’imputabilité des journalistes, ils doivent se réunir dans un cadre et définir des règles à partir desquelles les dénonciations peuvent être faites.

«Grâce au Web 2.0 et à sa capacité collaborative, écrivent-ils, cet organisme citoyen pourrait faire alliance d’une région à l’autre du pays, établir une toile de vigilance, intervenir auprès d’organismes publics tout comme auprès de l’État et de ses structures, tenir des forums de discussion, harmoniser et faire évoluer les pratiques, etc.»

Sans ce cadre, nous nous retrouverions dans une espèce de Far West, qui selon eux, ne conduirait à aucune forme d’émancipation sociale. Ils prônent donc la mise sur pied d’organismes intermédiaires citoyens et de cours d’éducations aux médias, car l’imputabilité par les citoyens présupposent qu’ils sachent de quoi ils parlent et en connaissent le fonctionnement, les objectifs et les contraintes, croient-ils.

Quoi qu’il en soit, ces organismes citoyens seraient une instance supplémentaire aux côté des Conseils de presse et autres ombudsmans, mais en aucun cas ne pourraient se substituer à eux.

Malgré toutes ces recommandations de la part des chercheurs, et même si le nombre d’ombudsmans dans le monde n’a jamais été aussi grand, nombreux sont ceux qui croient que ce critique interne appartient à une espèce en voie d’extinction au sein des démocraties occidentales. Deux raisons à cela: l’impression que les salles de rédaction n’ont plus besoin d’ombudsman dans une ère de blogueurs et d’interactions en ligne, et la certitude qu’un tel poste coûte trop cher.

Le 5e pouvoir, la nouvelle imputabilité des médias envers leurs publics, sous la direction de Marc-François Bernier, Éditions PUL. Pour télécharger un extrait en pdf, c’est ici.

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