Les femmes sont elles des donneuses d’opinion comme les autres?

En annonçant dimanche arrêter la chronique qu’elle tenait dans le journal Métro depuis cinq ans, Judith Lussier a fait valoir que non. Depuis, plusieurs de ses consœurs sont elles aussi sorties du bois pour dénoncer le harcèlement quotidien dont elles font l’objet sur les médias sociaux.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

«Depuis sept ans, je me répète que ça fait partie de mon travail d’encaisser les petits et grands désaccords, les insultes, les humiliations publiques, les argumentations malhonnêtes, la mauvaise foi, le paternalisme, le harcèlement, et je me convaincs que pour accomplir la tâche, il me faut simplement être plus forte que les autres, écrit Judith Lussier sur sa page Facebook. J’ai pris ma décision au moment où la phrase «Nevertheless, she persisted» – pour décrire le travail de la sénatrice Elizabeth Warren – a été érigée en symbole de l’acharnement des femmes à se battre pour faire entendre leur voix dans une société patriarcale. Cette phrase, qui aurait dû me redonner des forces, m’a plutôt abattue. Les femmes persistent depuis des années, mais à quel prix? Mon épuisement m’appartient, mais ses sources sont profondément ancrées dans la société. Les choses doivent changer.»

Depuis, d’autres chroniqueuses ont-elles aussi exprimé leur frustration face au harcèlement  qu’elles subissent. Réunies par le journal Le Devoir autour de Judith Lussier, Marilyse Hamelin et Geneviève Pettersen ont expliqué que si elles-mêmes n’avaient pas (encore) pris la décision d’arrêter, elles étaient fortement atteintes par une écœurantite aiguë. Elles se disent épuisées d’écrire de l’opinion toutes les semaines, parce qu’avec l’opinion, vient la gestion sur les médias sociaux.

«On commence à se rendre compte qu’on était toutes des apprenties-sorcières, souligne Geneviève Pettersen. Oui, c’est un espace de liberté le web. Mais il y a des gens qui ne savent pas l’utiliser, leur liberté d’expression. Que j’haïs ce mot-là! c’est devenu tellement galvaudé. On ne peut pas se cacher derrière la liberté d’expression pour tout dire.»

Cet article vous intéresse? Faites un don à ProjetJ.

Mais pour dire quoi en l’occurrence?

Judith Lussier parle de menaces de viol ou de mort, mais ce n’est selon elle finalement pas le pire. Le pire, c’est l’accumulation de petites phrases assassines qui viennent briser l’estime de soi.

«Il y a deux standards, note Marilyse Hamelin. Moi, je ne suis jamais attaquée sur mes idées. Quand tu es une femme, tu es attaquée personnellement, sur ta famille, sur ton apparence, sur ton intégrité, ta compétence, ton intelligence. C’est excessivement difficile. On ne reçoit pas les mêmes insultes que l’on soit un homme ou une femme dans l’espace public.»

Prendre du recul

Des hommes ont également pris la parole à la suite de l’annonce de Judith Lussier. Parmi eux, le journaliste Steeve Proulx, qui se présente également comme un ex-chroniqueur. S’il ne veut pas épiloguer sur cette décision en particulier, il note que pour les fournisseurs d’opinions professionnels, les réseaux sociaux ont fini par créer un flou entre la personne privée et le chroniqueur.

«C’est nouveau, écrit-il. Il y a trente ans, si Nathalie Petrowski publiait un papier qui n’avait pas l’heur de plaire à certains, lesdites personnes n’allaient pas se présenter au party de fête de Nathalie, un sac à papier sur la tête, pour pisser sur le gâteau.

C’est pourtant à peu près qui se passe aujourd’hui : une personne dont le métier est d’écrire des opinions dans un média se fait emmerder par des lecteurs frustrés jusque dans son intimité. Est-ce qu’on peut changer les choses? Peut-on interdire les trolls? Je ne vois pas comment. Non, c’est comme les changements climatiques, on ne peut pas revenir en arrière : on peut seulement s’y adapter.»

Sa solution à lui lorsqu’il était chroniqueur, prendre du recul.

«Être chroniqueur, c’est avoir le luxe de pouvoir passer quelques heures (voire quelques jours) à formuler une opinion sur un enjeu X, Y ou Z, précise-t-il. Croire qu’être chroniqueur dans un média, c’est devoir défendre ses convictions pour faire avancer une cause… c’est se mettre dans une posture difficile à tenir à long terme. En 2017, on ne peut pas empêcher les trolls de troller. Aussi, le mieux qu’un chroniqueur puisse faire, c’est d’aborder sa pratique comme un travail, comme un exercice de fabrication d’idées pour consommation immédiate. Ce qu’en fait le lecteur, ce n’est pas vos oignons.»

Petites violences insidieuses

Une analyse intéressante… sauf qu’elle ne règle pas le problème des attaques personnelles qui semblent ne toucher que les femmes chroniqueuses, ou presque.

«C’est difficile de définir ce qui m’a réellement poussé à arrêter, explique Judith Lussier lors de sa rencontre avec Le Devoir. C’est une accumulation de petites micro-agressions incessantes qui viennent te chercher jusque sur tes pages personnelles. Il n’y a plus d’endroits où souffler. Et entre nous là, je suis tannée de me faire dire que je devrais tout simplement les bloquer, les trolls. Quelle belle idée, je n’y avais pas pensé! Il y en a toujours qui reviennent, des trolls. Au début, tu leur laisses leur chance au nom de la liberté d’expression… jusqu’au jour où tu les bloques. Mais entretemps, tu t’es pris toute une volée de petites violences insidieuses. Est-ce que ça en vaut la peine?»

Mme Lussier a donc répondu que non.

La chroniqueuse Manal Drissi, elle, s’est retirée des réseau sociaux durant quelques semaines, fatiguée de recevoir des messages sexistes et racistes. En entrevue avec Alain Gravel cette semaine, elle a comparé les commentaires qu’elle reçoit avec ceux que son intervieweur pourrait lui, recevoir.

«On passe des heures à travailler sur nos chroniques, indique-t-elle. On passe beaucoup de temps à développer des arguments, à faire des recherches, pour finalement se faire critiquer sur notre sexe, sur notre appartenance. Si vous publiiez  le même texte que moi, vous recevriez peut-être des messages haineux, mais on ne vous dirait pas de retourner dans votre pays et que vous n’êtes pas légitime pour critiquer le Québec. Vous ne vous feriez pas dire que vous avez du sable dans le vagin. Qu’on me critique sur mon contenu, oui. Mais se faire critiquer sur ce qu’on est, c’est lourd.»

À voir aussi:

Facebook souhaite collaborer avec les médias canadiens

«Si on ne protège pas les sources, c’est le public qui est dans le noir»

Journalistes politiques, tous des sprinters?

Les journalistes alimentent-ils le cynisme?

À quoi sert le journalisme politique?

Couverture de l’attentat de Québec: trop de précipitation?

Fusillade à Québec : que les médias fassent leur examen de conscience

You may also like...