«L’État doit reprendre son rôle de régulateur fort»

Le Canal Savoir est revenu hier soir sur la cohabitation difficile entre les géants du web et les acteurs médiatiques locaux. Ou comment survivre dans un contexte où ce sont ceux qui ne produisent pas d’information qui canalisent l’essentiel des revenus publicitaires numériques.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Il est urgent d’agir car c’est toute la démocratie qui est menacée, concluait en janvier dernier un rapport intitulé le miroir éclaté, et réalisé par un groupe d’experts réunis par le Forum des politiques publiques.

«Le diagnostic est difficile à poser», explique d’emblée Colette Brin, co-auteure du rapport et invitée de cette émission Culture et information face aux superpuissances du web animée par l’ex-directeur de l’information de Radio-Canada, Alain Saulnier.

Cet article vous intéresse? Faites un don à Projet J.

«Est-ce que la situation s’est aggravée au point que la démocratie est menacée?, poursuit la directrice du Centre d’études sur les médias. C’est la position qui est prise dans ce rapport. On dit que le journalisme axé sur la fonction civique est menacé et mérite d’être soutenu. On constate que les revenus des médias traditionnels, qui sont les pourvoyeurs depuis très longtemps de ce type d’informations, sont en déclin. Et d’un autre côté, on voit des entreprises multinationales, qui ne produisent pas de contenu d’information dans notre écosystème, et qui canalisent l’essentiel des revenus.»

La situation est donc grave. À tel point que l’an dernier, les éditeurs du Devoir, de Groupe Capitales Médias, de TC Transcontinental et d’Hebdos Québec, soit un total de 146 journaux informant 6 millions de Québécois environ, se sont regroupés pour former la Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec. Sa mission, tirer la sonnette d’alarme et faire comprendre aux différents paliers de gouvernement qu’il est urgent d’agir.

«Cette coalition, c’est le fruit de la mise en commun de notre expertise, explique le directeur du Devoir, Brian Myles. On constate tous qu’on a les mêmes problèmes, c’est-à-dire que la publicité numérique nous échappe. Si les gens croient que la publicité numérique va sauver les médias, j’ai le regret de vous dire qu’ils ont tort.»

Équité fiscale

Il rapporte que les recettes des journaux ont fondu de 30 % en moyenne au Québec. Dans ce contexte, Le Devoir fait figure d’exception culturelle, lui qui n’a vu ses revenus baisser que de 7 % environ. Le quotidien peut s’appuyer sur la fidélité de ses lecteurs, qui sont prêts à payer pour leur information. Mais selon lui, la question qui se pose aujourd’hui est celle du modèle d’affaires du futur.

«La gratuité financée par la publicité ou un modèle payant?, questionne-t-il. Au Devoir, on fait le pari qu’il y aura toujours un marché pour l’information de qualité. Mais avant d’en arriver-là, il y a des joueurs qui vont souffrir ou disparaitre.»

Invitée également de ce plateau, la présidente de Société de développement des entreprises culturelles (Sodec), Monique Simard. Si ces interventions portent sur les difficultés propres à l’industrie culturelle, les ressemblances avec l’écosystème médiatique sont frappantes.

Et elle prône par-dessus tout l’équité fiscale.

«Ces multinationales, ces grands joueurs de l’industrie culturelle mondiale que sont Netflix et autre iTunes ne paient pas de taxes ici, contrairement à nos entreprises culturelles locales. Avec ces taxes, nous protégeons notre culture. Nous mettons en place des programmes sociaux pour soutenir notre production locale. Or aujourd’hui, il y a des joueurs qui peuvent entrer chez nous et ne respecter aucune règle.»

Des précédents

Mme Simard souligne également que lorsque les chaines câblées sont arrivées dans le paysage, il a été décidé de les taxer pour soutenir la production audiovisuelle canadienne. Pourquoi ne serait-il pas envisageable de taxer de la même manière les  opérateurs, ceux qui fournissent la connexion internet?, questionne-t-elle.

«Il y a là un débat idéologique, croit-elle. C’est le marché de l’offre et de la demande. On nous soutient que c’est au citoyen de choisir ce qu’il consomme, et non à l’État d’aider telle ou telle industrie. Mais c’est bien mal connaitre notre histoire. Si notre culture québécoise est encore vivante aujourd’hui, c’est bien parce que nous nous sommes battus pour faire de l’industrie culturelle une exception. Notamment lors de la signature de traités tels que l’Alena.»

Exception culturelle et équité fiscale, deux notions qui reviennent régulièrement dans le débat lorsqu’il s’agit aussi de sauver les médias.

«Notre rapport appelle à des mesures gouvernementales, rappelle Colette Brin. L’idée, c’est de ponctionner fiscalement les annonceurs qui achètent de la publicité dans des entreprises étrangères sur internet et de redistribuer cet argent, que l’on évalue à 300 ou 400 millions de dollars, aux médias locaux via un fonds. Cette ponction, c’est ce qui se passe déjà au niveau de l’imprimé et à la télévision. Il s’agit donc d’appliquer les mêmes règles au numérique.»

L’objectif n’est pas cependant de soutenir des médias moribonds, mais bien la production de l’information locale elle-même, ajoute la chercheure. Ce fonds ne doit pas devenir une béquille, il ne doit pas être un frein à l’innovation. L’argent pourrait très bien également aller à de nouveaux joueurs.

Brian Myles rappelle quant à lui qu’Ottawa est intervenu dans les années 90, pour sauver la production de magazines canadiens, ces derniers subissant la concurrence des Times et autres Newsweek  sur leurs marchés. À l’époque, les éditeurs se sont concertés, ont demandé des mesures d’aide, et un fonds a été créé.

Urgence d’agir

«L’État doit reprendre son rôle de régulateur fort, estime-t-il. On n’est pas de taille pour affronter les superpuissances. On essaye juste de tirer notre épingle du jeu est de créer un contrat social fort avec nos lecteurs. J’ai la chance d’être à la tête d’une bibitte qui est à l’intersection entre un média et un projet de société. On existe pour nos publics, mais si toute cette industrie fout le camp, c’est pas Google qui va créer des contenus dans notre langue et proches de nos aspirations.»

Tous trois appellent ainsi les gouvernements à reprendre leur souveraineté de pouvoir réglementaire. Partout sur la planète afin que cela devienne une tendance. Mais ici aussi. Tant au fédéral qu’au provincial.

«Il faut que nos politiciens aient le sentiment de l’urgence d’agir», argue le directeur du Devoir.

«Nous devons également en tant que société, retrouver un consensus social pour établir des programmes et des règles, complète Mme Simard. Il y a urgence. À moins que les entreprises privées ne pensent qu’à vendre au plus offrant leur entreprise. Et après moi, le déluge.»

Depuis l’enregistrement de cette émission, le budget 2017 de Québec a alloué des aides de 36 millions pour soutenir la production d’information locale. Un premier pas, mais une somme jugée largement insuffisante par la plupart des acteurs de l’industrie. Le gouvernement fédéral n’a quant à lui fait aucun pas dans cette direction.

Pour voir cette émission en ligne, c’est ici.
Rediffusion également au Canal Savoir vendredi à 12h30 et dimanche à 21h30.

À voir aussi:

Le Centre d’études sur les médias a 25 ans

36 millions de dollars pour la presse écrite

Pigistes en milieu hostile: les bourses sont de retour

En revenir aux faits

Les fausses nouvelles font réagir l’industrie

 

You may also like...