Vers un journalisme pluriel

Marc-François Bernier, professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa, ouvrira la semaine prochaine la saison 2014-2015 des soirées des grands communicateurs organisées par la Téluq. Il tentera d’apporter des éléments de réponse à une question brulante: les nouveaux modèles d’affaires qui voient le jour dans l’industrie des médias permettront-ils aux journalistes de mener à bien leur mission de chien de garde de la démocratie? Entrevue «eau à la bouche».

 Par Hélène Roulot-Ganzmann – @roulotganzmann

 ProjetJ : D’abord, quand vous parlez de «nouveaux modèles économiques», vous faites référence à quoi?

 Marc-François Bernier: Je ne parle pas des murs payants, parce que je ne pense pas que ce système soit menaçant pour le travail journalistique. C’est finalement la reconduction sur le numérique du principe de l’abonnement. Ce qui est plus délicat en revanche du point de vue de l’indépendance journalistique, puisque dans le fond l’enjeu est là, c’est lorsque l’on s’en va sur des terrains comme le sociofinancement ou le paiement au clic. Tous les modèles qui rapprochent les dimensions matérielles et sociales. Lorsqu’il y a proximité entre le financement et le travail, c’est presqu’inévitable que ça induise un effet sur la couverture journalistique.

C’est une dimension qui revient souvent dans le débat sur l’avenir de la profession, tout ce qui tourne autour du journalisme entrepreneurial. Vous, ça vous inquiète?

Au début du journalisme, ça fonctionnait comme ça. Les journalistes étaient des imprimeurs, des éditeurs, des rédacteurs, des publicistes. Ils n’étaient pas dans un modèle d’indépendance face à leurs bailleurs de fonds. Mon inquiétude, c’est que l’on revienne a un tel scénario de trop grande proximité. Le risque, c’est celui de l’orientation du contenu, du choix des sujets. Indépendance, liberté de choix, liberté rédactionnelle… toutes ces notions sont importantes pour avoir une variété, une diversité d’informations, gage de bonne santé de la démocratie. Si elles sont menacées, ce sont les intérêts des plus puissants, des plus nantis qui seront le mieux représentés dans les contenus journalistiques.

Est-ce vraiment nouveau? Est-ce avec l’arrivée de ces nouveaux modèles d’affaires que le problème de l’indépendance journalistique se pose?

 D’une certaine façon, depuis trente ou quarante ans, les médias se sont tournés vers le rendement économique. Il y a beaucoup de contenus qui n’existent que pour faire venir la publicité. L’automobile, la mode. Dans une certaine mesure, la dimension démocratique du journalisme a déjà été expulsée. Mais il reste des territoires de grande liberté et de grande indépendance dans les médias mainstream, du fait de la séparation nette entre la rédaction et les bailleurs. Cette proximité, elle va cependant être de plus en plus difficile à éviter, même pour les grands médias aujourd’hui payants. Notre devoir est donc de trouver de nouvelles façons de faire pour que malgré tout, les journalistes préservent leur indépendance.

La vraie grande nouveauté aujourd’hui dans le paysage médiatique québécois, c’est La Presse+, qui a opté pour un système complètement gratuit. Vous trouvez que depuis l’apparition de la version tablette du quotidien de Gesca, les choix éditoriaux ont changé?

 C’est une innovation mais c’est aussi la continuité puisque le modèle, c’est le financement à 100% par la publicité, comme les télévisions et les radios privées. Sauf que c’est la première fois qu’on le voit appliqué à un quotidien, une publication, un média aussi prestigieux, et qui traditionnellement, n’avait pas ce modèle d’affaires-là. Je suis de ceux qui pensent que moins il y a de sources de financement, moins on est indépendant. Pour l’instant, la tablette ne vit pas à 100% de la publicité. Lorsque le papier aura complètement disparu, on en mesurera l’impact. Mais je ne suis pas très optimiste: je ne vois pas pourquoi La Presse+ passerait au dessus des considérations qui pèsent sur les médias 100% gratuits.

Avec ce discours, vous êtes pas mal à contrecourant de la pensée dominante du moment… même les écoles de journalisme commencent à intégrer des cours de journalisme entrepreneurial dans leurs programmes…

Ce n’est pas quelque-chose que nous envisageons en tout cas à l’Université d’Ottawa. Il ne faut pas se fermer les yeux là-dessus, il y a une fracture entre la dimension économique des médias et l’éthique, la déontologie, la fonction sociale du journalisme. Peut-être en revanche, qu’il y aura dans le futur un journalisme pluriel. Certains seront carrément des journalistes de promotion, d’autres, des journalistes d’information avec tout le contexte normatif qui vient avec, d’autres, des journalistes de sources. Le journalisme est déjà très dispersé, mais à mon sens, il va exploser. C’est correct… à condition que ce soit fait en toute transparence. Dans certains cas, le journalisme va ressembler de plus en plus à des relations publiques. Mais alors, il faudra que le bailleur de fonds soit clairement affiché.

Du contenu marketing en somme…

Le modèle n’est effectivement pas nouveau. Ça fait plusieurs années que nous sommes entrés dans l’ère de l’information hybride. Tout est mêlé. Ce que je dis, c’est que les médias, s’ils n’ont pas le choix de s’en aller vers là, vont devoir le dire clairement. Sinon, on tombe dans la propagande.

Beaucoup évoquent les réseaux sociaux comme garde-fous. Vous y croyez?

 C’est vrai que lorsque les médias passent outre la déontologie journalistique, ils se font très vite taper sur les doigts sur les réseaux sociaux. C’est un nouvel outil d’imputabilité très puissant. Et si ce n’est pas tout le monde qui est sur les réseaux sociaux, en règle générale, ceux qui s’intéressent à l’information et à la façon dont elle est fabriquée, y sont. Or, en tout premier lieu, ce sont eux que les médias ne doivent pas perdre. Mais le problème, c’est le grand public. Celui qui ne fait pas la différence entre une information indépendante et une information commanditée, qui a moins l’esprit critique. Pour celui-là, il faut être très clair et transparent.

Ça passe donc par de l’éducation aux médias?

C’est une piste bien sûr, l’éducation populaire aux médias. Avoir l’esprit critique, c’est une compétence démocratique. Mais la grande question que l’on peut se poser et qui ferait un très bon sujet de thèse, c’est qui a réellement intérêt aujourd’hui à ce que le public soit bien informé à part le public lui-même? Veut-on vraiment le sensibiliser à ça? Si on répond oui à cette question, alors on trouvera des solutions pour que le journalisme reste libre et indépendant.

Médias: les nouveaux modèles économiques vont-ils protéger le droit du public à l’information? Une conférence de Marc-François Bernier, le mercredi 24 septembre à 19h (Montréal + web)

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