EI, les journalistes et la spectacularisation de la brutalité

Comment couvrir une guerre lorsque l’un des protagonistes s’en prend directement aux journalistes? Difficile, voire impossible, répond Aimé-Jules Bizimana, professeur au département de sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et spécialiste des pratiques journalistiques et les enjeux de communication en zone de conflit.

 Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann – @roulotganzmann

ProjetJ: de tout temps, les journalistes ont couvert des conflits armés. En quoi celui-ci est particulièrement complexe à rapporter?

Aimé-Jules Bizimana: la couverture est très difficile pour ne pas dire impossible. C’est une guerre qui n’est pas couverte au centre, mais depuis la périphérie. Il est impossible d’être sur la ligne de front avec le groupe armé «État islamique», comme il est impossible d’être aux côté de la coalition parce qu’une campagne aérienne, ça se couvre très mal. Les conditions matérielles ne permettent pas aux journalistes d’être embedded comme ça se fait dans d’autres conflits. Les reporters sont sur des sites en dehors des zones de combat, dans le Kurdistan notamment, ils couvrent surtout les conséquences de la guerre, les camps de réfugiés, etc.

C’est difficile parce que l’ennemi n’est pas un pays mais un groupe?

Pas seulement. Si on prend les conflits récents, à part la guerre en Irak, qui était contre un pays avec une armée identifiée, la plupart des opérations aujourd’hui sont menées contre des groupes armés, et c’est couvert sans problème. Si je prends la dernière guerre à Gaza, les journalistes n’ont eu aucun mal à couvrir le Hamas. Ce qui change, ce sont les méthodes opératoires de ce groupe-là, qui passent par une spectacularisation de la brutalité dirigée non seulement vers les pays occidentaux mais aussi vers les journalistes. Pour les mêmes raisons, les talibans sont très difficiles à couvrir, mais ce nouveau groupe est arrivé avec un niveau de violence inouï qui a pris de cours les pays mais aussi les médias.

D’où une certaine fébrilité au sein de rédactions, qui dans la foulée de l’AFP, se questionnent toutes sur les mots à employer…

Ce n’est pas courant que les salles de nouvelles prennent une pose pour réfléchir sur la façon de nommer les choses. Je pense d’ailleurs que c’est très salutaire qu’elles s’arrêtent pour se poser ces questions. Est-ce que c’est véritablement un État? Si ça ne l’est pas, qu’est-ce que c’est? L’AFP parle d’organisation «État islamique», Radio-Canada a émis une directive à l’interne pour que l’on parle de groupe armé «État islamique» à l’antenne. Et ce matin, j’ai vu que Le Devoir opte pour groupe «État islamique». Dans les médias, où l’on est habitué à une logique d’urgence, on n’a pas toujours pris ce recul. Par exemple, quand on utilise l’expression «dommages collatéraux», on ne se demande pas quel en est le sens exact. Il y a d’autres mots qui véhiculent des idéologies, des intérêts politiques, et sur lesquels les médias n’ont pas le temps de s’arrêter. Qu’ils le fassent aujourd’hui est une très bonne nouvelle. Mais ça prouve aussi que ce conflit leur pose des problèmes particuliers.

On se questionne sur les mots, mais on montre les images choquantes, même fixes, des otages entourés de leurs ravisseurs…

Je pense que la violence a pris de cours tout le monde. C’est quand même rare de voir les grands pays occidentaux mettre en branle une opération majeure parce qu’il y a la décapitation de deux journalistes. Chaque année, il y a des dizaines des journalistes qui meurent sur le terrain… Oui, le public a au départ été confronté à ces images et ça a permis à la coalition de prendre le prétexte de cette violence pour intervenir. Mais très vite, les rédactions ont eu la volonté de faire attention. Elles se sont rendu compte qu’elles ne pouvaient pas continuer à montrer ces vidéos de propagande qui servent les intérêts des groupes islamiques. Sauf que les médias télévisuels eux, doivent montrer des images. Ils mènent une réflexion, nombreux sont ceux qui privilégient par exemple des photos des otages lorsqu’ils étaient vivants, dans l’exercice de leurs fonctions. Mais en bout de ligne, ils doivent faire avec ce qu’ils ont. Quoi qu’il en soit, ils devraient toujours mentionner lorsqu’il s’agit d’images officielles et/ou de propagande.

Le risque n’est-il cependant pas d’alimenter la peur chez les citoyens…

Bien sûr et c’est ce que souhaitent ces groupes extrémistes. Mais je ne crois pas que les salles de nouvelles se posent la question en ces termes. Parce qu’elles doivent bien informer la population, c’est leur rôle. Et qu’elles seraient bien impuissantes de contrer cette peur que les extrémistes font naitre chez certains téléspectateurs.

ProjetJ revient sur le même sujet dès lundi.

Cet article vous a intéressé? Faites un don à ProjetJ

À voir aussi:

Newzulu débarque à Montréal

Vers un journalisme pluriel

Épuisement professionnel: les journalistes de plus en plus à risque

Cotes d’écoute de l’information télé: l’hécatombe

Je twitte donc j’informe?

You may also like...