Daech, EI, groupe armé, organisation… comment les nommer sans faire leur jeu?

Comme dans toutes les salles de nouvelles de la planète, journalistes et cadres de l’information d’ici se demandent comment ouvrir la cruauté face à laquelle ils se retrouvent lorsqu’ils doivent couvrir ce qui se passe en Irak et en Syrie. Comment nommer les extrémistes? Quelles images utiliser? Comment s’assurer de la sécurité des reporters et des sources sur le terrain? Éléments de réponses avec Michel Cormier, directeur général de l’information à Radio-Canada et François Bugingo, chroniqueur infos internationales au 98.5FM, à TVA et au Journal de Montréal.

 Par Hélène Roulot-Ganzmann – @roulotganzmann

«Depuis une quinzaine de jours, j’ai pris le parti de nommer les extrémistes par l’acronyme Daech à la radio, assume François Bugingo. Je refuse l’expression «État islamique» parce que je trouve ça injuste envers la grande majorité des musulmans qui ne cautionnent pas ces actes. À la télévision, c’est plus compliqué parce qu’en une minute trente, c’est difficile de faire dans la nuance. Je parle du mouvement ou du groupe terroriste en espérant qu’à la longue, ça entre dans les têtes des téléspectateurs. Quoi qu’il en soit, j’estime que dans ce genre de sujets, nous, journalistes, ne pouvons pas rester neutres.»

Daech est en fait l’acronyme de l’EI en langue arabe. Il signifie donc la même chose sans pour autant en afficher clairement l’idéologie. De nombreux décideurs tout autour du monde, notamment en France, ont pris la même décision que M. Bugingo. Mais dans les médias, celui-ci reste peu populaire.

Aucune rédaction, au Québec comme ailleurs, n’a pu faire l’économie de ce débat. Ainsi Le Devoir a opté pour «groupe État islamique», tout comme La Presse, qui parfois utilise aussi «organisation». À Radio-Canada, une directive très claire demande aux journalistes de parler de «groupe armé État islamique».

Politique de l’image

«Il y a quelques semaines, nous avons mis notre service linguistique à contribution pour nous assurer de la pertinence des mots, explique Michel Cormier. Nous avons ensuite eu une réflexion à ce sujet en groupe, avec les différents rédacteurs-en-chef de la chaine, et le consensus est tombé pour apposer «groupe armé». On considère que ce n’est pas assez formel pour être une organisation. Qu’il s’agit plutôt d’une fédération de groupuscules qui combattent pour atteindre un même objectif. On peut difficilement contourner le terme «État» puisque c’est dans leur dénomination. Mais nous ne voulions pas leur donner cette légitimité d’autant que les musulmans ne se reconnaissent pas dans ce groupe.»

Dans les choix de François Bugingo comme de la chaine publique, il y a donc aussi la volonté de mettre fin aux amalgames entre les extrémistes qui commettent des actes meurtriers au nom de l’islam et la très grande majorité des adeptes de cette religion.

«C’est un sujet pour bien des téléspectateurs, notamment au sein de la population musulmane, explique M. Cormier. Nous avons aussi des journalistes qui sont d’origine arabe et parfois musulmane avec qui on discute. Il a aussi fallu statuer sur les images à diffuser. À Radio-Canada, nous ne diffusons pas les vidéos, mais des images captées de celles-ci. Nous essayons aussi de trouver d’autres images des otages afin de leur rendre leur dignité humaine. Mais ça reste très difficile à couvrir car la zone est très dangereuse pour les journalistes.»

Marie-Ève Bédard est correspondante au Moyen-Orient pour la SRC depuis un peu plus d’un an. Tous ses déplacements sont évalués selon les risques encourus et elle est aujourd’hui accompagnée d’un garde de sécurité personnel.

«On est en constant contact avec eux pour nous assurer que tout va bien, raconte le directeur de l’information. On a une cellule de crise qui peut s’activer à tout moment si jamais il y a un problème. On est très conscient des dangers et on prend toutes les mesures nécessaires, tout en permettant à notre journaliste de faire son travail.»

Protéger ses sources

 De son côté, François Bugingo dit avoir de plus en plus de difficultés à obtenir des informations sur le terrain.

«J’avais une vingtaine de contacts il y a un an sur cette zone, nous dit-il, mais j’en ai de moins en moins. À l’intérieur de la Syrie, j’avais encore une source, mais je pense qu’elle est en mouvement, qu’elle essaie de sortir. J’ai encore trois défenseurs des droits de l’homme sur place mais je ne les utilise pour ainsi dire plus pour ne pas les mettre en danger. Est-ce qu’il faut suivre l’exemple de l’AFP qui ne prend plus de collaborateurs en zone de guerre pour ne pas les mettre en danger? C’est une question très sensible et périlleuse parce que si la seule information que l’on ait et celle des terroristes, c’est extrêmement dommageable. Est-ce qu’on va faire l’impasse sur le sujet parce qu’on refuse d’être leurs porte-voix? Ou est-ce qu’on considère que c’est quand même de l’information même si ça provient des militants islamistes? On va y aller au cas par cas.»

Alors, dans ce contexte très manichéen et où le mal est clairement identifié, est-il seulement possible pour les journalistes de questionner l’opportunité de l’intervention de la coalition en Syrie? Pas tout de suite, répond celui qui a été dans le passé président Canada de Reporter sans frontières.

«L’intervention est assez facilement défendable pour l’instant, estime-t-il. Mais notre rôle sera de parler aussi des dérapages, des dommages collatéraux, etc. Rappelons que l’occident, en intervenant contre les positions de Daech, soutient un gouvernement qu’il ne voulait pas aider au départ… mais pour l’instant, c’est difficile de faire dans la nuance. Il faut comprendre l’indignation légitime des populations, ici. Lorsque l’émotion retombera, on pourra commencer à questionner certaines choses. Mais il faudra le faire avec beaucoup de tact et de sensibilité.»

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