Une machine qui questionne l’éthique journalistique

Est-il pertinent de révéler les relations extraconjugales homosexuelles d’un Premier ministre conservateur, marié, alors qu’on le voit constamment en public, accompagné de sa femme et de ses enfants? Dans la salle du Manoir Saint-Sauveur où le congrès de la FPJQ avait lieu le mois dernier, les avis sont partagés, comme du reste parmi les experts qui ont répondu à une trentaine de questions de ce type faisant partie de la machine à éthique mise au point par TC Media. Des questions qui viennent interroger les journalistes sur leur pratique du métier et sur les choix éditoriaux de leurs patrons. Discussion à bâtons rompus.

 Par Hélène Roulot-Ganzmann

À cette question-ci, l’ombudsman de Radio-Canada Pierre Tourangeau, l’un des experts de la machine à éthique, a répondu «très inacceptable».

«Ça fait partie de la vie privée des gens, s’explique-t-il. On ne sait pas quel accord il a avec sa femme. Ce n’est pas parce qu’il a des relations homosexuelles occasionnelles que ça fait de lui un mauvais père de famille. Est-ce que s’il avait des relations sadomasochistes avec sa femme, il faudrait le révéler parce que ce n’est pas l’image que la société a de la famille traditionnelle?»

«Non, répond Jean-François Coderre de La Presse qui, lui, a plutôt opté pour la publication. Être un bon mari n’inclut pas forcément de ne pratiquer que la position du missionnaire le samedi soir. Là, il ment par omission. S’il n’y voyait pas de contradiction, il ne le cacherait pas.»

La machine pousse le cas un peu plus loin. Et si ce Premier ministre avait voté contre la loi sur le mariage homosexuel et avait fait couper des subventions à des associations gayes?

Des médias plus ou moins scrupuleux

Dans la salle, la tendance passe maintenant à l’acceptable. On y voit clairement une duplicité. Pourtant, parmi les experts, ils sont encore nombreux à défendre la position inacceptable.

«Non seulement, ses convictions idéologiques peuvent l’amener à couper les subventions au monde communautaire, qu’il soit gay ou non. Mais en plus, la discipline de parti peut l’avoir obligé à voter contre le mariage des couples de même sexe, quelles que soient ses convictions», défend M. Tourangeau.

Dans la salle, on lui rétorque que la ligne de parti, c’est justement le Premier ministre qui la détermine… et puis qu’arrive-t-il si un autre média, moins scrupuleux ou aux règles éthiques moins draconiennes, sort la nouvelle?

«Dans ce cas, elle fait partie de l’actualité et on est bien obligé de la donner, répond l’ombudsman. Mais encore-là, on va réfléchir à la manière dont on va la véhiculer.»

Bref, ne pas être le média qui a déontologiquement fauté en dépassant les bornes, mais surfer ensuite sur le vague…

Réhabilitation

Autre cas. Celui d’un homme qui n’hésite pas à braver un incendie pour aller sauver des enfants, mais qui a antérieurement fait de la prison pour agression sexuelle. Ce passé devrait-il être révélé?

Là encore, les opinions sont partagées. D’un côté, ceux qui estiment qu’il a payé sa dette et qu’il devrait être totalement blanchi. De l’autre ceux qui déterreraient le passé pour démontrer que la réhabilitation, c’est possible. D’autres estiment que par respect pour les victimes, on ne doit pas cacher cette vérité. Qu’elle fait partie du portrait que l’on dresse.

Et si cet homme profite de cette notoriété pour courir les médias et participer à tous les talk-show?

Dans la salle cette fois, la grande majorité publierait, prétextant qu’il ne s’agit plus là de raconter seulement l’histoire du sauvetage mais bien de parler de l’homme sous toutes ses facettes, puisqu’il sort de l’événement qui l’a mis sous les feux de la rampe…

De quel point de vue?

Parmi les experts, l’objection vient de Carole Beaulieu, rédactrice en chef et éditrice de L’Actualité.

«Les recherchistes peinent déjà tellement à trouver des gens qui viennent parler dans les émissions, pourquoi s’acharnerait-on sur celui qui accepte de le faire?», questionne-t-elle.

Et s’il n’avait pas commis une agression sexuelle par le passé, mais qu’il avait plutôt été condamné pour incendie criminel? Dans la salle, tout le monde semble maintenant d’accord pour publier, car ça pose la question de son rôle dans l’incendie…

Au micro, Patrick Lagacé, chroniqueur à La Presse, vient apporter son témoignage. Il raconte comment il a été haï lorsqu’il a révélé le passé de trafiquant de drogue du commandant Robert Piché, alors au sommet de sa gloire après avoir sauvé plus de trois cents personnes en posant un avion en panne de kérosène et après un vol plané de vingt minutes, sur une piste d’atterrissage des Açores.

«En tant que journalistes, nous faisons des choses inacceptables d’un point de vue de la dignité humaine, conclut-il. On harcèle par exemple des victimes et les proches des victimes pour avoir leur témoignage. Mais si on ne le sort, on choisit de ne pas informer. Si on ne le sort pas, est-ce qu’on se place d’un point de vue de journaliste ou d’un point de vue humain?»

Une question à garder en tête en remplissant le questionnaire de la machine à éthique.

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