Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon François Bugingo

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Après Alain Saulnier la semaine dernière, c’est au tour de François Bugingo de révéler à ProjetJ les dossiers qu’il va suivre de près cette année en matière de journalisme. Sans surprise, l’ex-président Canada de Reporters sans Frontières et grand spécialiste des questions internationales attire notre attention sur la liberté d’expression et le sort des journalistes œuvrant en zone de conflits.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann

 

Dossier #1 : les journalistes occidentaux vis-à-vis des conflits islamistes et du terrorisme

Est-ce qu’on va abandonner la couverture de ces terrains? Est-ce qu’on va trouver d’autres astuces? D’autres formes de collaboration avec des journalistes locaux? Est-ce que ça peut changer la donne? Je pars justement à Paris rencontrer une journaliste [Anna Erelle, ndlr] qui s’est déguisée en jeune candidate au djihad pour rencontrer les militants de Daesch. Elle en a fait un livre formidable, Dans la peau d’une djihadiste, dans lequel elle piège un des cadres du groupe État islamique. Aujourd’hui, sa vie est en danger, elle est obligée de vivre cachée, il y a des fatwas contre elle. Bref, la menace n’est plus seulement à Raqqa, en Syrie ou en Irak pour les journalistes, elle est aussi à nos portes. Va-t-on entrer dans une dynamique d’autocensure après l’affaire de Charlie Hebdo, ou est-ce qu’on trouvera le moyen de promouvoir notre liberté d’expression malgré tout? Je sens en tout cas, ici aussi au Québec, que certains journalistes se posent plus de questions sur les conséquences de leurs dire. Qu’ils sont moins enclin à jouer les provocateurs. L’attentat de Charlie Hebdo a démontré que ce qu’on croyait n’être que des échanges virulents de mots sur internet, peut se transformer en des réalités tragiques pour les journalistes.

Dossier #2 : la situation des journalistes locaux dans les pays en conflit

 Là, je retombe dans un de mes vieux dadas à Reporters sans frontières. C’est bien de se préoccuper du sort des journalistes occidentaux qui partent en zone de conflit. Mais c’est bien aussi de s’inquiéter de ceux qui sont sur place. Un Raif Badawi attire toutes les attentions et c’est tant mieux, mais il y en énormément d’autres ailleurs dans le monde, en Syrie, au Maroc, en Égypte, en Turquie. 95% des journalistes massacrés, torturés, arrêtés, emprisonnés, torturés, sont des journalistes locaux dont on entend jamais parler. J’espère qu’à travers Raif Badawi, il y a une véritable prise de conscience de cette fratrie à laquelle nous appartenons, au-delà des frontières géographiques. Et ce d’autant que nous sommes de plus en plus amenés à travailler les uns avec les autres. Les grandes agences, l’AFP, Reuters, n’osent plus envoyer de journalistes occidentaux dans les pays à haut risque de kidnapping, donc le staff est devenu majoritairement local. Ce que je trouve intéressant, c’est que ces agences leur demandent aujourd’hui d’écrire plus que des dépêches, de faire des features et de les signer. Jusque-là, 95% des papiers de l’AFP étaient signés «l’AFP». Ça les humanise, ça les fait exister, ça les rend réels, ça sensibilise à l’idée d’un malheur qui pourrait leur arriver.

Dossier #3 : la place de l’information internationale

C’est encore de l’égoïsme et de l’égocentrisme extraordinaire, mais d’après le bilan 2014 d’Influence Communication, les informations internationales se sont appropriées plus de place que jamais l’an dernier dans les médias québécois. Bien sûr, il y a eu la guerre à Gaza, l’Ébola, l’Ukraine. Mais j’ose espérer que ce ne sera pas que conjoncturel, que la tendance à la consommation d’informations internationales va se poursuivre. Je sais qu’au Journal de Montréal, ils en veulent de plus en plus. Ils se sont engagés à ne plus réduire l’espace et au contraire, à avoir la possibilité d’augmenter ce contenu, que j’appelle «monde» d’ailleurs plus qu’international. Monde parce qu’il n’y a rien d’exotique là-dedans. Nous faisons partie de ce qui se passe ailleurs sur la planète. Nous sommes en train de débattre sur la place des imams radicalisés. Ils sont là, chez nous. Il n’y a pas besoin de faire un détour par l’Afghanistan pour parler de ces sujets. J’attends de voir s’il va y avoir une attention soutenue sur ces enjeux ou si ce n’était que circonstancié.

Dossier #4 : définir la frontière entre la liberté d’expression et la tenue de propos haineux

al-watan-al-ane_5203603Ça commence ces jours-ci au Canada avec ce projet de loi qui va condamner l’apologie du terrorisme. Mais c’est quoi l’apologie du terrorisme? Qui détermine la frontière? Les politiques? Est-ce qu’au nom du terrorisme, on va accepter de leur donner un blanc-seing? Ça m’inquiète ce débat. Est-ce qu’il faut faire taire Dieudonné? Il y a ce journal marocain qui caricature François Hollande en Hitler. Est-ce qu’il faut en rire? Cet iman radical qui vient prêcher aux jeunes à Montréal. Est-ce qu’on doit l’interdire? Ça commence où? Est-ce qu’on doit aussi arrêter les évêques qui sont contre l’avortement et le mariage gay. Parce que grosso-modo, ils utilisent les mêmes arguments. Est-ce que l’islam radical mène automatiquement au terrorisme? Ou ni plus ni moins que l’intégrisme catholique, bouddhiste, etc.? C’est un débat qui ne commence pas sous les meilleurs hospices car il est très populiste, très émotif, et que l’émotion n’est jamais la meilleure conseillère. Sous le coup de l’émotion, on risque tous de dire ok, jusqu’à ce que ça commence à nous nuire. Sauf qu’une fois que des lois liberticides sont installées, va les défaire!

Dossier #5 : un débat éthique et sociétal autour de Pierre Karl Péladeau

M. Péladeau peut-il continuer à être le patron, le propriétaire, d’un conglomérat tout en étant un acteur politique déterminant? On a botté en touche l’an dernier en disant qu’il n’y avait pas urgence et qu’après tout, il n’y avait pas véritablement de preuves qu’il y ait ingérence. Maintenant que la réalité de son arrivée aux commandes du Parti québécois commence à se confirmer, j’ai l’impression que le débat va revenir à la une. Ça va nous préoccuper et j’ai hâte d’entendre les positions des uns et des autres, à commencer par celle du principal intéressé, Pierre Karl Péladeau lui-même. Mais aussi celles de la FPJQ, des journalistes dans leur ensemble, des journalistes de Québécor en particulier. Il ne s’agit pas de lui faire de procès d’intention, mais maintenant qu’on arrive dans le concret, c’est un débat qui risque d’être passionné et passionnant.

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