Vivre de la pige en région

Rachat des hebdos de Quebecor par TC Média, coupures à Radio Canada ou encore arrivée d’un nouveau joueur en la personne de Martin Cauchon et de son groupe Capitales Médias, le paysage médiatique régional est en pleine restructuration au Québec… ce qui n’est pas sans conséquences pour les pigistes qui ont décidé de vivre de leur art en dehors des grands centres urbains. ProjetJ en a approché quelques-uns.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Entre deux tournages dans les environs de Chicoutimi où il vit et travaille à la pige depuis bientôt quatre décennies, Yves Ouellet parvient à caler une entrevue avec ProjetJ. Il y aurait donc encore du travail pour les journalistes indépendants en région?

«Oui, il y en a du travail, répond-il. Ce sont les conditions qui se dégradent. Je travaille plus que jamais, mais je ne gagne pas plus. Je suis à l’aube de la retraite et coup sur coup, j’ai perdu les contrats qui m’intéressaient le plus. Des piges que j’aurais bien gardées tout en levant le pied.»

Yves Ouellet a écrit durant des années pour le cahier voyage du quotidien le Soleil. Douze grands reportages par an qui lui permettaient de découvrir le monde. Il tenait également une chronique voyage hebdomadaire au Progrès-Dimanche. Mais l’automne dernier, alors qu’il n’était pas encore question du rachat par Capitales Médias de ces deux quotidiens qui appartenaient encore à Gesca, ces deux publications ont mis fin à sa collaboration. Comme elles l’ont fait avec bon nombre de leurs chroniqueurs, dans le cadre des négociations pour le renouvellement des conventions collectives.

«Est-ce que l’arrivée de Capitales Médias dans le paysage va changer la donne?, se questionne-t-il. Il est trop tôt pour le dire, mais je n’ai pas grand espoir. Il va falloir reconstituer des équipes et les conventions collectives sont là pour défendre les syndiqués.»

Un marché plus étroit

Yves Ouellet n’a cependant pas mis longtemps pour se retourner. D’abord parce qu’il a d’autres contrats. Il est notamment rédacteur en chef, à la pige, de Motoneige Québec, le magazine de la Fédération des clubs de motoneigistes (FCMQ). Ensuite parce qu’après quarante ans de carrière dans la région, il a un carnet de contacts conséquent.

«J’ai travaillé pour Radio-Canada à la radio et à la télévision, raconte-t-il. Je fais aussi beaucoup de corporatif en tant que rédacteur pour des musées, des associations touristiques. Je suis actuellement sur la production d’une série télé pour MAtv, une émission d’affaires publiques qui s’adresse aux aînés. Bref, je ne chôme pas. Mais je suis plus inquiet pour les jeunes.»

Plus inquiet parce qu’il n’y a plus selon lui en région de possibilité de trouver un poste permanent dans une salle de nouvelles. Certains jeunes y ont goûté quelques mois, quelques années, mais coupures oblige, ils se retrouvent aujourd’hui à la maison, à devoir démarrer à la pige. Et même s’ils ont souvent pour eux d’être polyvalents et de bien naviguer avec les nouvelles technologies et le multiplateforme, tous ne sont pas à l’aise avec l’idée de ne pas savoir de quoi demain sera fait.

«Et je les comprends, confie-t-il. Le contexte est très instable et les tarifs n’ont pour ainsi dire pas bougé depuis que j’ai commencé… il faut donc travailler très fort pour gagner sa vie. Moi, j’ai choisi la pige parce que j’aime cette liberté, mais aussi parce qu’il y avait beaucoup d’ouvertures quand j’ai démarré. Les stations FM arrivaient tout juste. Aujourd’hui, le risque est plus grand, le marché plus étroit, la concurrence plus forte. Un jeune qui a trente ans et qui commence à vouloir fonder une famille, il recherche la stabilité. La pige, il la considère comme un état intermédiaire entre deux emplois. Mais j’en connais plus d’un qui ont fini par aller vendre leurs talents du côté de la communication institutionnelle.»

De déboires en déboires

Marie-JoséeMarie-José Richard fait partie de ceux-là. Pigiste à Montréal pendant plusieurs années, elle a décidé courant 2013 d’aller s’installer dans le Bas-Saint-Laurent. Elle avait des clients réguliers dans la métropole pour lesquels elle allait continuer à travailler à distance, et pouvait aussi compter sur un emploi de recherchiste à temps partiel pour le producteur de films documentaires PVP, installé à Matane.

«Au départ, ça s’est très bien passé, raconte-t-elle. J’ai même fait quelques mois à temps plein à PVP et j’ai acheté une petite maison à Sainte-Félicité. Sauf qu’en janvier 2014, mon poste a été coupé. Il fallait que je reparte à la pige à temps plein. Entre-temps, l’un de mes principaux clients à Montréal a arrêté toute collaboration avec ses pigistes. Et puis, les déboires se sont succédé.»

Un client qui lui doit encore 1200 dollars alors même qu’elle avait dû investir 1000 dollars dans du matériel photo. Un autre tellement exigeant en matière de réécriture que ça n’en valait pas la peine financièrement. Sans parler des contrats avec lesquels elles n’étaient pas à l’aise éthiquement parlant.

La fin d’un cycle

«Je n’ai pas cherché à travailler avec des médias sur place, précise-t-elle. Je n’avais pas le réseau et les conditions sont trop peu intéressantes. Je ne me voyais pas travailler pour 40 dollars le feuillet. Mon réseau était à Montréal, mais je me suis aperçue que j’étais vraiment loin. Quand on n’est mal pris à Montréal, il y a toujours un 5 à 7 pour rencontrer d’autres journalistes. On peut se refiler des pistes. Moi, j’étais à six heures de route!»

Résultat, depuis l’été dernier, Marie-Josée Richard travaille comme chargée de projets en entrepreneuriat jeunesse dans un Carrefour jeunesse-emploi. Un contrat d’un an qui se terminera en aout prochain. Et après?

«Je ne sais pas, répond-elle. J’ai décidé de faire totalement autre chose parce que je me rendais compte que je devenais amère. J’aime le journalisme mais les conditions sont devenues tellement difficiles. Peut-être que je suis arrivée à un moment de ma vie où je recherche plus de stabilité. Mais des postes permanents de journaliste en région, ça ne pleut pas. Je vais sans doute devoir me tourner vers la rédaction corporative, écrire pour des sites web, animer des médias sociaux. Bref, mettre mes compétences au service d’un autre secteur. C’est dommage. Mais je crois que je suis arrivée à la fin d’un cycle.»

«Je gagne bien ma vie!»

EmyEt pourtant, il y a aussi des belles histoires en région. Émy-Jane Déry s’est réinstallée à Sept-Îles après avoir passé deux ans à Québec, dont six mois employée au Journal de Québec. Elle est aujourd’hui pigiste pour le JdM et le JdQ.

«Ce poste a été créé après la vente des hebdos de Quebecor, explique-t-elle. Plusieurs comme ça ont été ouverts pour couvrir l’actualité en région. J’ai sauté sur l’occasion et je ne le regrette pas. Ma région a une bonne visibilité dans des médias qui ont une grande portée. Et je n’ai pas à me plaindre de mes conditions. La Côte Nord est une grande région, il y a beaucoup de sujets, il est rare que je m’en fasse refuser. Bref, je gagne bien ma vie!»

Elle ne nie pas que son travail puisse la stresser de temps à autre, qu’il soit très prenant, qu’il faille toujours être à l’affut de la nouvelle pour rester pertinent et intéresser le média et les lecteurs.

«Mais je suis dans mon environnement et je vis du métier que j’aime. Bref, j’ai le meilleur des deux mondes!»

(Photos tirées de Twitter)

À voir aussi:

L’après-Gesca: une nouvelle ère pour les régions

Les défis de l’information en région

Régions, liberté de presse, statut du journaliste: les grands chantiers de la FPJQ

Maxime Landry: «Il faut faire confiance à son pif!»

Simon Van Vliet, nouveau président de l’AJIQ

Journalisme : les grands chantiers de la FNC

Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon Alain Saulnier

Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon François Bugingo

You may also like...