«On constate un fort sentiment d’injustice»

jmilletteJournalistes brutalisés et étudiants à qui l’on interdit de donner des entrevues… les événements qui se sont déroulés tant à l’Uqàm qu’au Cegep du Vieux-Montréal ces dernières semaines ont révélé un fort sentiment anti-média de la part des associations étudiantes. À tel point qu’aucun responsable de ces mouvements n’a souhaité répondre aux questions de ProjetJ sur les origines de ce ressentiment. Entrevue avec Josianne Millette, professeur adjointe au département d’information et de communication de l’Université Laval. Elle a notamment travaillé sur les stratégies de communication des étudiants lors des mouvements de 2005 et 2012.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

ProjetJ: Comment vous expliquez ce sentiment de haine des étudiants vis-à-vis des journalistes?

Josiane Millette: Précisons d’abord que je n’ai pas travaillé spécifiquement sur les récents événements. Concernant 2005 et 2012, j’ai fait une recherche fouillée qui m’a amenée à m’entretenir avec les protagonistes et à étudier la documentation. Je continue à m’intéresser à ce sujet mais dans le cas de 2015, je n’ai pas suivi les événements d’aussi près. Établissons également le contexte. La population dans son ensemble n’est plus dans un rapport où le journalisme serait présumé vertueux. Il suffit de lire les commentaires sur les sites de principaux médias pour s’en convaincre. Si on se penche maintenant plus spécifiquement sur le cas des étudiants, ce que l’on constate, c’est un fort sentiment d’injustice. Ils sont convaincus que le match n’est pas équilibré, que les règles du jeu, dans les médias traditionnels, ne leur sont pas favorables.

Que les journalistes sont du côté de la police?

Ce que les étudiants constatent, c’est que le porte-parole du SPVM, Ian Lafrenière, a très facilement accès aux médias lorsqu’il veut faire un commentaire. Ou que si la Fédération des journalistes fait une sortie, c’est automatiquement couvert.

Vous nous dîtes donc que le ressentiment est fondé?

Je dis qu’il y a des signes qui nourrissent cette méfiance. Je dis par exemple que les journalistes qui sont sur le terrain portent le poids des opinions que les commentateurs défendent dans leur média, et qui ne sont pas toujours à l’avantage des étudiants. Je me questionne sur la pertinence d’attirer toujours l’attention sur le vandalisme. Comme s’il était pris pour acquis que lorsqu’il y a de la casse, on n’a pas le choix d’en parler. Ça pose de véritables questions sur les conditions de travail du journaliste et sur sa marge de manœuvre vis-à-vis des patrons de presse. Est-ce qu’un reporter peut décider de ranger sa caméra ou son appareil photo parce que sans eux, il aura de meilleurs témoignages et pourra être témoin de ce qui se passe?

Les manifestants redoutent surtout les images?

On est aujourd’hui dans une situation de très grande tension. Les journalistes, ça les touche forcément que certains de leurs collègues se soient faits bousculer. Les étudiants, les militants, eux, commencent à être épuisés. Ils font face à une grande adversité dans le discours public. Ils sont témoins d’actes policiers qui sont pour le moins impressionnants. Mais cette chasse à l’image, qu’elle soit vidéo ou photo, constitue certainement un enjeu particulier. N’oublions pas qu’ils courent de vrais risques. En 2015, les journalistes sont sur Twitter, donc instantanément, les visages peuvent se retrouver sur internet. On leur reproche de ne pas assumer leurs gestes ou leurs propos, mais je ne crois pas que ce soit ça. Nous sommes dans un contexte où la réputation, la visibilité peuvent avoir des répercussions assez graves sur la vie d’un individu.

Rien n’est donc laissé au hasard…

Je ne crois pas, comme j’ai pu le lire dans un billet de blogue, que les associations étudiantes ne réfléchissent pas à leur stratégie de communication. Au contraire, c’est un enjeu qui est très discuté en assemblée générale. Et la position n’est pas homogène. Il y a ceux qui pensent qu’ils ont besoin de se faire voir dans les médias traditionnels parce qu’il faut gagner la bataille de l’opinion publique. D’autres qui prônent le boycott parce qu’ils n’ont rien à y gagner. Selon les mouvements, la stratégie varie parce que les exécutifs bougent d’une fois à l’autre et qu’ils imposent leur manière de faire.

On voyait et on entendait d’ailleurs plus les porte-paroles étudiants à la radio et à la télévision lors du printemps érable de 2012…

Sans doute répondaient-ils bien à ce que, dans la logique journalistique, on attendait d’eux. Ils ont été identifiés comme des porte-paroles crédibles, professionnels. Mais est-ce aux médias de juger de la crédibilité d’un porte-parole? Est-il normal qu’on passe plus de temps à questionner la crédibilité des porte-paroles plutôt que d’écouter leur message? Le mouvement doit-il se doter de porte-paroles identifiés comme crédibles dans le but de passer a l’antenne? Les étudiants ne veulent pas se faire dicter ce qu’ils doivent faire ou dire. Quelles qu’en soient les conséquences.

Cela est rendu possible aujourd’hui parce qu’ils ont une alternative aux médias traditionnels pour communiquer…

Il y a toujours eu des médias autonomes mais c’est vrai qu’avec internet, ils s’imposent. Ceux qui sont nés des mouvements de 2012, tels que Gappa ou 99%Media sont encore là et diffusent les images des manifestations en direct. Le journaliste du journal étudiant de l’Université Concordia, the Link fait la même chose. On peut suivre ce qui ne passe sur Twitter. Bref, les journalistes des médias corporatifs n’ont plus le monopole. Le problème, c’est que même si on est le plus opposé possible aux médias corporatifs, on ne peut pas les évacuer totalement. Les jeunes qui se mobilisent ne sont pas coupés du monde. Lorsqu’ils retournent le soir chez eux, ils voient les images qui circulent sur Facebook. Ils voient les articles passer sur Twitter. Ils voient dans les journaux comment leur mouvement est dépeint. Ils ne sont pas insensibles. Mais ça a surtout pour conséquence de conforter le sentiment qu’ils ont de ne pas être compris. Et ça les éloigne encore plus des médias traditionnels.

À lire sur le même sujet :

Branchez-Vous : Le journalisme à la sauce «printemps érable» 2015

J-Source : The challenges of reporting on Quebec student protests

La Presse : « Fuck toute », mais encore…

Ricochet : Fuck la violence, mais encore…

À voir aussi:

Maxime Landry: «Il faut faire confiance à son pif!»

Le devoir de réserve porte-t-il atteinte à la liberté d’expression?

Le journalisme de guerre à l’épreuve du djihadisme

Journalisme: les grands dossiers à surveiller, selon Alain Saulnier

You may also like...