Patrons de presse et politique: une relation complexe

Comment assurer la nécessaire distance entre pouvoir politique et pouvoir médiatique? Depuis que le patron de Québecor Pierre-Karl Péladeau s’est lancé en politique l’an dernier, cette question est sur toutes les lèvres au Québec. Vendredi à HEC, le Centre d’études sur les médias (CEM) de l’Université Laval a décentré le débat en donnant la parole à trois experts venus d’ailleurs. L’occasion de comprendre comment cet enjeu est abordé à l’étranger.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Éric Fottorino, ex-directeur du quotidien français le Monde et fondateur de l’hebdomadaire, le 1, entame le colloque avec une anecdote. Entre 2007 et 2010, le journal le Monde doit se recapitaliser, endetté qu’il est depuis la fin des années 90. Il faut trouver 100 millions d’euros (130 millions de dollars).

«J’avais commencé à entamer les discussions lorsqu’en 2010, le président Sarkozy me fait venir dans son bureau pour me signifier qu’il était absurde et idiot de ma part d’imaginer pouvoir vendre le Monde à un autre groupe que le groupe Lagardère, raconte-t-il. Je n’ai pas obtempéré parce que je ne pensais pas que Lagardère était la meilleures des options. Mais aussi parce que je ne souhaitais pas que le Monde passe dans les mains d’un groupe dirigé par un ami de Nicolas Sarkozy, qu’il appelait même son «frère», en l’occurrence Arnaud Lagardère. J’estimais que ça ferait tâche pour l’image du quotidien.»

Trois semaines plus tard, alors que la direction du Monde est en pleine discussion pour la vente de son imprimerie, elle reçoit coup sur coup des résiliations de contrat de la part de ses trois plus gros clients, à savoir le journal économique les Échos, le quotidien gratuit Direct Matin et le Journal du Dimanche. Tout trois appartenant à de proches amis du président Sarkozy.

«J’ai vite compris à quel point il était dangereux de s’approcher d’un peu trop près du pouvoir lorsqu’on ne souhaite pas entrer dans un rapport maître/serviteur», ajoute-t-il.

Acheter de l’influence

Éric Fottorino rappelle que depuis le début des années 2000, les principaux médias français sont passés aux mains de grands groupes qui ont fait leur fortune dans bien d’autres industries que celles des médias. Le luxe, l’armement la téléphonie font partie de celles-là.

«En règle générale, les journalistes continuent à faire leur travail comme avant, explique-t-il. Un mur est érigé entre la rédaction et l’actionnaire. Mais c’est plus pernicieux que ça. Il y a une forme d’autocensure. Il est difficile pour les journalistes qui investiguent dans le domaine de l’actionnaire d’aller jusqu’au bout de l’enquête. Il y a aussi l’effet inverse qui consiste à relayer toutes les informations qui peuvent nuire à la concurrence. Il ne faut se cacher les yeux: en reprenant un média, les actionnaires achètent de l’influence.»

Situation tout autre en Italie, où depuis toujours les médias appartiennent à de riches industriels ayant fait fortune ailleurs. Paolo Mancini est professeur de science politique à l’Université de Pérouse, auteur d’un ouvrage comparant l’organisation des médias dans plusieurs pays et d’un autre sur le cas du magnat des médias et homme politique italien Silvio Berlusconi. Selon lui, la partisannerie n’est pas pire que la neutralité du moment que le pluralisme existe.

«Les médias sont partisans en Italie, c’est une tradition, explique-t-il. M. Berlusconi n’est pas le premier à avoir contrôlé un grand groupe médiatique susceptible de servir ses intérêts. En revanche, il a très bien su en jouer lorsqu’il s’est agit de se lancer en politique. Parce qu’il connait toutes les ficèles du milieu. Il a su se fabriquer une image qui fascine les médias, et plus particulièrement la télévision, celle par qui la grande majorité des Italiens s’informent.»

Contexte de transition démocratique

Une image de succès, dans le business, dans le sport puisqu’il était également propriétaire de l’équipe de soccer du Milan AC, qui a remporté plusieurs fois la coupe d’Italie dans les années 90. Succès avec les femmes aussi.

«Il faisait rêver, il passait sur toutes les chaines de télévision, il faisait la une de tous les magazines, pas seulement ceux qui lui appartenaient, rappelle le professeur, qui conclut sa communication en glissant sur le terrain des nouveaux médias. Peut-être peut-on considérer l’Italie comme un laboratoire concernant la relation entre l’internet et les partis. Beppe Grillo, le fondateur du five stars movement (M5S), parti qui est arrivé deuxième aux dernières élections législatives, est un homme de théâtre et de télévision très connu. Il a commencé à tenir un blogue sur lequel il dénonçait la corruption. Son parti, sa plateforme sont nés comme ça.»

Comme Silvio Berlusconi avait réussi à prendre le pouvoir par la maitrise qu’il avait de la logique de la télévision, Paolo Mancini estime que M. Grillo a réussi son coup par son habileté à utiliser les nouveaux médias. Un succès que, dans un cas, comme dans l’autre, le professeur attribue aussi au contexte de transition démocratique que traversait l’Italie durant ces deux périodes. En 1994, lors de l’accession au pouvoir de M. Berlusconi, comme à la fin des années 2000, lors de l’apparition du M5S, toute la classe politique avait été discréditée par des scandales de corruption, et les deux hommes incarnaient le changement.

Une industrie très concentrée

Parce qu’ils ont un large pouvoir de notoriété, les médias joueraient donc un rôle primordial lors des transitions démocratiques. Une affirmation reprise à son compte par Robert Picard, directeur de la recherche au Reuters Institute for the Study of Journalism de l’Université d’Oxford et expert en matière de concentration de la propriété des médias et de ses conséquences sur la vie démocratique.

Il rappelle d’emblée que quel que soit le type de propriété envisagé, il y aura toujours des gens pour estimer que c’est la pire. Propriété privée, publique, grande entreprise, petite, société étrangère ou nationale… selon lui, il n’y a pas une solution meilleure que l’autre a priori. Tout dépend du propriétaire et de la raison pour laquelle il souhaite détenir un groupe médiatique.

«En revanche, aucune autre industrie à travers le monde n’est aussi concentrée que le secteur des médias», affirme-t-il.

[Paragraphe suivant modifié après publication]

Il ajoute que cette situation peut s’avérer problématique si, comme c’est le cas au Québec avec M. Péladeau, un magnat fait le saut en politique. Selon lui, il existe des solutions tant et aussi longtemps que le néo-politicien joue le jeu. Par exemple, en prenant la mairie de New York, Michaël Bloomberg ne s’est pas départi de ses intérêts dans le groupe qu’il détenait. Mais pour prouver sa neutralité, un employé a été embauché pour critiquer tout ce qui ressemblait à une forme de loyauté envers l’ex-patron. Il avait mandat d’aller sur la place publique pour le dénoncer.

Pistes de solutions

«L’Union européenne se penche également en ce moment sur la question de la concentration et du pluralisme, poursuit-il. Mais les pays sont assez frileux à voir l’Union mettre son nez là-dedans et les travaux avancent lentement. Le parti travailliste anglais promet en ce moment que s’il remporte les élections, il réglementera le secteur en interdisant à quiconque de pouvoir posséder plus du tiers de la circulation de la presse. En fait, l’Union européenne surveille particulièrement les pays du sud-est de l’Europe, ceux qui sont en pleine transition démocratique.»

De son côté, Éric Fotorino a tenté de trouver des solutions qui permettraient aux journalistes de continuer à faire leur travail sans avoir à subir de pression politique ou économique.

«Comment se financer autrement, questionne-t-il. Il y a le modèle de la fondation, formidable parce que le titre est protégé… mais seuls ceux qui ont de l’argent peuvent y parvenir. Il y a tout ce qui est appel aux lecteurs, à la solidarité, au réflexe citoyen… mais il ne faut pas espérer en tirer de grosses sommes. En ce moment, on parle de donner aux rédactions le statut de personnalité juridique. Si une salle de nouvelle devient une personne morale représentée par les journalistes, elle pourrait aller en justice lorsque les actionnaires contreviennent aux règles déontologiques de la profession. C’est une idée très intéressante, mais ça demande qu’il y ait, dans les rédactions, des journalistes capables de se battre au jour le jour, de ne rien lâcher, qui placent la transparence et l’indépendance au dessus de toute autre considération.»

En attendant, on saura dans trois semaines environ si PKP prend les rênes du Parti Québécois. Il a déjà annoncé que si c’était le cas, il placerait ses avoirs dans une fiducie sans droit de regard. Sera-ce suffisant pour assurer aux salles de nouvelles de Quebecor une totale indépendance? Cela risque bien d’être un des dossiers chauds de ces prochains mois.

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