Luce Julien: «Je vais continuer à inventer le journalisme de demain»

On l’apprenait il y a un peu plus de quinze jours, Luce Julien a quitté Radio-Canada après vingt-trois ans de bons et loyaux services, officiellement parce que le nouveau rôle que le diffuseur public envisageait pour elle ne lui convenait pas. Après avoir dirigé les rédactions de Radio-Canada Première puis de RDI, c’est elle qui pilotait depuis trois ans, le virage numérique sensé permettre le sauvetage de l’entreprise médiatique. Pour ProjetJ, elle revient sur ce qu’elle a mis en place et sur les répercussions sur le travail des reporters.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

0c884a3ProjetJ: De quelle réflexion est née le virage numérique que Radio-Canada est en train de prendre?

Luce Julien: Comme tous les médias du monde entier, Radio-Canada a pris acte des nouvelles habitudes de consommation de l’information. Quand je suis arrivée à ce poste en 2012, radio-canada.ca existait déjà et était une marque forte. Il y avait une rédaction numérique qui traitait l’information en continu et qui approfondissait des dossiers. Le virage a plutôt constitué à intégrer l’ensemble des artisans, l’ensemble des reporters, à l’effort numérique. On a considéré que le numérique était un média à part entière, un média en plus, et qu’il ne devait pas être le reflet de ce qui est diffusé à la radio ou à la télévision. Qu’il ne devait pas être un simple outil de promotion pour les deux autres supports. Nous avons fait en sorte que le web offre du contenu propre dans des formats qui lui sont propres également.

Concrètement, qu’est-ce que cela signifie pour un reporter qui part sur le terrain?

Lorsqu’il y a de la couverture en direct, les affectateurs leur demandent maintenant de twitter, de prendre des photos, etc. Certains le faisaient déjà spontanément, d’autres pas. Ces gazouillis ne vont pas seulement sur les réseaux sociaux, c’est de l’information qui peut être reprise dans l’article qui va être posté et mis à jour très régulièrement sur le site internet, par la rédaction numérique. Faire de la cueillette d’informations, ça prend du temps. On n’a jamais demandé à personne de faire à la fois un papier pour la radio, un pour la tété, un pour le web quand on est en mode breaking news. Mais ils doivent tous tenir compte du web. C’est un changement total de culture. Parfois, il y a des sujets qui ne sont pas bons pour la télé, parce qu’ils sont difficiles à illustrer, mais qui seraient pertinents sur le site internet. Il y a des sujets qui sont plus porteurs sur le web, les enjeux sociaux, tout ce qui touche directement les gens notamment. On demande à nos reporters d’intégrer le fait qu’ils ont à leur disposition une nouvelle plateforme quand ils pensent à leur sujet.

De ce fait, les journalistes ont-ils une surcharge de travail?

Attention, lorsqu’il y a un breaking news, c’est la nouvelle qui prime. Si je prends l’exemple de Charlie Hebdo, nos deux reporters sur le terrain ont écrit leurs tweets et ici, on les reprenait pour écrire les topos web. Ils ne s’en sont pas chargé. S’il s’agit d’un feature en revanche, oui, ils vont écrire pour la plateforme web, mais on leur laisse plus de temps aussi. En revanche, c’est probable que ça ait ajouté une complexité pour le reporter.

L’adaptation à ce changement de culture a-t-elle était facile?

En règle générale, nos reporters disent avoir beaucoup de plaisir à développer cet aspect du métier. Nous avons aussi mis sur pied une équipe multiplateforme en format numérique qui les accompagne avant de partir sur le terrain et à leur retour. C’est un nouveau métier d’écrire pour le web, de nouveaux formats, et ces experts sont là pour aider les journalistes dans leurs choix. Est-ce que ce sujet serait plus intéressant sous forme de reportage-photos? Est-ce qu’il ferait un bon topo radio? Faut-il aller chercher des données? Les mettre en forme? Réaliser une infographie? La mise en place de cette équipe est une des clés du succès. L’autre, c’est d’avoir travaillé avec des projets pilotes, d’avoir fait des évaluations et de ne pas avoir hésité à stopper une expérience qui ne fonctionnait pas.

Vous avez des exemples?

On s’est demandé si nous devrions avoir une équipe de reporters terrain exclusivement numérique. Ou est-ce que ce seront ceux qui font par ailleurs de la radio ou de la télévision qui pourront, parce que leur sujet fonctionne mieux sur ce support, décider d’écrire plutôt pour le web. Je suis allée voir dans d’autres rédactions à France Télévision, CNN, la BBC, pour voir où eux en étaient dans leur réflexion. Et au final, nous avons décidé de ne pas avoir de reporters attitrés au numérique. Ce qui n’exclut pas en revanche que lors de certains événements, je pense aux budgets notamment, il y ait une équipe spécifique pour le web qui se déplace dans le huis-clos. Mais pour le reste, c’est le travail de la rédaction numérique de faire de la valeur ajoutée. Ce n’est pas toujours nécessaire d’être sur le terrain. Les journalistes de presse écrite le savent bien.

Outre l’équipe d’experts, avez-vous recruté des journalistes ayant spécifiquement un profil web?

L’été dernier, nous avons affiché deux postes, un secrétaire de rédaction en format numérique et un reporter format numérique. Il s’agit de Thomas Gerbet, qui est à la radio le matin, mais qui doit par ailleurs être capable de comprendre le langage du web. Capable de faire par lui-même des formats, infographies, illustrations de données, etc. Bref, capable de faire autre chose que juste écrire un texte web. Si vous regardez dans l’industrie, il y a des rédactions qui embauchent des informaticiens pour faire du journalisme de données. À Radio-Canada, nous n’avions pas ce luxe, mais nous avons affiché des postes avec une expertise plus pointue.

Autre changement de culture, Radio-Canada ne réserve plus ses exclusivités aux téléjournaux du soir…

L’objectif est de rejoindre le public là où il est, quand il y est, et chaque plateforme rejoint un public spécifique. Il faut respecter les pics de fréquentation de chacune des plateformes. Pour la radio, le prime-time, c’est le matin, pour la télévision, le soir et pour internet, surtout le midi. Quant à savoir à quel moment on sort une nouvelle, ce sont des décisions qui se prennent quotidiennement, et au cas par cas. Quand on a une exclusivité, on la sort dès qu’on est sûr de notre coup. Avant, il fallait attendre 22 heures. Ce n’est plus le cas, mais ça ne l’était plus avant même l’arrivée du web et des réseaux sociaux. Les chaines d’information en continu étaient déjà passées par là.

C’est toute une expertise que vous avez là… qu’allez-vous en faire maintenant que vous avez quitté Radio-Canada?

L’information est ma passion. Je vais continuer à inventer le journalisme de demain. Tout ce qui est innovation m’intéresse beaucoup. Tout ce que je souhaite, c’est rester dans l’industrie des médias.

(Photo – LinkedIn)

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