Les experts sont-ils vraiment experts?

Si Radio-Canada a confirmé que le Club des ex reviendrait en ondes à la rentrée, il n’en reste pas moins qu’avec le départ de Simon Durivage et de Marie Grégoire vendredi, ce sont deux ténors de l’émission qui quittent le navire. L’occasion pour ProjetJ de se pencher sur la place des experts dans la sphère médiatique québécoise. Critique commune: les meilleurs experts pour les médias sont ceux qui sont le plus disponibles.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Le bilan 2014 d’Influence Communication révélait que si les élections provinciales avaient bien été le sujet numéro un au Québec l’an dernier, jamais, lors d’une campagne, on avait si peu entendu les chefs de partis dans les médias. À la place, analystes et experts se sont succédé en ondes et dans les colonnes des journaux pour commenter chacun de leurs faits et gestes.

Simon T«En cela, on assiste à un mouvement de dépolitisation, estime Simon Tremblay-Pépin, chercheur à l’IRIS, lui-même expert à l’occasion. On donne la parole aux gens qui ont une expertise sur le monde et non plus aux gens ordinaires, aux politiques, aux acteurs de la société. Or, la politique, c’est l’affaire de ce qu’on veut faire ensemble. Ce n’est pas une affaire de raison qui nous est donnée du plus haut des cieux. Il n’y a pas une organisation optimale de la société. Il y a l’organisation qu’on veut en faire. Les experts participent à une dépolitisation. Une dé-démocratisation, même! On sort de la démocratie, on est dans la parole technocratique.»

D’autant plus que le bassin d’experts qui se relaient dans les médias est relativement petit et que tout le monde s’entend pour dire qu’on voit finalement toujours les mêmes têtes, qu’on entend toujours les mêmes voix.

Amélie«Je me souviens, lors des attentats d’Ottawa, à la blague, on se demandait si Stéphane Berthomet arrivait à dormir, raconte Amélie Daoust-Boisvert, journaliste spécialisée santé au Devoir. Il était sur toutes les tribunes pour expliquer ce qui se passait et comment le Canada en était arrivé là. Lorsque les événements surviennent, on peut comprendre que les recherchistes appellent la personne dont ils savent qu’elle répond rapidement et qu’elle se rend disponible. Mais dans les jours qui suivent, il y a quand même moyen de diversifier.»

Faire un bon show

Disponible. À en croire les trois experts de la question avec lesquels ProjetJ s’est entretenu pour réaliser cet article, voilà bien la plus grande qualité que doit avoir un expert désirant faire sa place dans les médias.

Siimon Jodoin«Le meilleur moyen d’avoir une présence médiatique, c’est d’être disponible, affirme ainsi Simon Jodoin, rédacteur en chef et directeur du développement web du magazine Voir. Ce n’est pas d’être véritablement un expert de la question traitée. Mais plutôt d’être là quand il se passe quelque-chose que les chaines d’infos en continue vont devoir couvrir 24/7, répondre en peu de temps, bien s’exprimer, bien passer à la télévision et être capable de faire un bon show. Dans les cercles médiatiques, on connait ceux qui rassemblent toutes ces qualités.»

Lui-même est souvent appelé à s’exprimer sur des panels ou en ondes. Mais il avoue refuser de plus en plus ce genre de sollicitations, surtout lorsqu’elles ne se trouvent pas exactement dans son champ d’expertise.

«Dès que ça a un rapport de près ou de loin avec les médias, on m’appelle, raconte-t-il. Sur la mort de M. Desmarais, j’ai répondu que je n’avais rien à dire d’intéressant par exemple. Un autre jour, j’étais invité à l’émission Medium large pour commenter un livre sur la pauvreté. La recherchiste m’a demandé de rester parce que tout de suite après, il y avait un sujet sur les femmes dans les conseils d’administration. J’ai refusé. Je ne voulais pas enlever du temps à la personne qui était venue pour ça et qui, elle, avait certainement des choses pertinentes à dire.»

Même attitude du côté de Simon Tremblay-Pépin, qui avoue avoir accepté, plus jeune, de venir parler d’un sujet légèrement connexe à son domaine. Chose qu’il ne fait plus.

«Combien de fois, après avoir répondu à un recherchiste que je ne connaissais rien à son sujet, je me suis fait répondre que j’avais quelques heures pour me préparer et pour venir en parler…», s’insurge-t-il.

«Festival de l’homme blanc de 50 ans»

«Ça pose toute la question de la crédibilité des experts à qui l’on donne la parole, ajoute Amélie Daoust-Boisvert. Un médecin n’est pas forcément spécialiste de l’autisme. En science, il peut y avoir plusieurs théories sur un même sujet. On le voit sur les allergies notamment, sur l’incidence du fructose et du glucose et sur tant d’autres choses encore. En presse écrite, on fait souvent appel à plusieurs experts pour confronter ces différentes théories. Ce n’est pas forcément facile de le faire en ondes. Mais dans ce cas, les journalistes devraient peut-être tout simplement demander à leur expert s’il y a d’autres chercheurs, dans leur domaine, qui pensent autrement.»

Madame Daoust-Boisvert voit d’autres différences entre la presse écrite et les médias électroniques. Notamment parce que ces derniers ont besoin de personnes francophones ou qui soient susceptibles de bien se faire comprendre en français.

«Si le spécialiste de la question est à McGill ou à Concordia et qu’il ne parle qu’anglais, il ne pourra pas aller à la télévision ou à la radio, note-t-elle. Moi, en revanche, je peux m’entretenir avec lui sans problème pour écrire mon article. Je sollicite d’ailleurs souvent le CUSM. Il y a là de grands spécialistes dans de nombreux domaines médicaux. Mais on les voit rarement en ondes.»

Comme on voit d’ailleurs très rarement des femmes, des minorités visibles, des jeunes.

«On a moins de femmes dans nos carnets d’adresse, avoue la journaliste du Devoir. Les universitaires vivent la même chose que toutes les femmes. Elles ont le double fardeau famille/carrière et elles ne sont pas forcément disponibles pour répondre à des entrevues ou aller en ondes. Surtout, elles n’acceptent souvent pas de parler d’autre chose que de ce qui est très spécifiquement de leur champ de compétences. Ce qui n’en fait pas de bonnes clientes. Mais c’est problématique. Quand on regarde les émissions d’affaires publiques, c’est le festival de l’homme blanc de 50 ans. Pas sure qu’on ait un reflet de toutes les opinions avec ça…»

Omniprésence des économistes

Simon Jodoin va plus loin encore dans la critique du système. Selon lui, le format médiatique convient peu à l’expertise, la vraie. Et il rebute donc les vrais experts.

«Quand tu as sept minutes pour t’exprimer sur un sujet complexe, tu ne peux pas aller au fond des choses, assure-t-il. Prenons un exemple seulement: pourquoi n’a-t-on pas vu d’experts de la question religieuse sur les plateaux lors du débat sur la charte des valeurs? On a parlé de plein de choses, mais pas de religion. Ça aurait été trop compliqué et on veut que nos experts nous expliquent des choses simples, qui se comprennent facilement.»

De ce point de vue, Simon Tremblay-Pépin fait remarquer l’omniprésence des experts en économie dans les médias. Ce qui teinte la lecture de la société. D’autres disciplines, comme l’anthropologie ou l’histoire ne sont jamais sur les plateaux. Elles apporteraient pourtant une toute autre lecture, tout aussi valable, selon lui.

«Quoi qu’il en soit, je crois que cette propension à appeler un expert pour parler de tout et de rien s’inscrit dans cette tendance d’externalisation des couts de la part des entreprises de presse, poursuit-il. Prenons l’exemple de l’IRIS, que je connais bien. Mon institut produit des recherches sur les politiques publiques. Ce n’est pas de très, très haut calibre. Nous partons de données qui sont accessibles. Les journalistes pourraient très bien le faire. Mais au lieu de ça, ils préfèrent se fier à des organismes extérieurs à qui ils font confiance les yeux fermés.»

Car le jeune chercheur est toujours surpris, lorsqu’il organise des conférences de presse destinées à présenter ses résultats, qu’il y a ait aussi peu de questions critiques.

«80% des journalistes qui sont dans la salle n’ont pour simple mandat que de rapporter les chiffres de façon juste, affirme-t-il. Il n’y a pas de travail critique face à ce qui est dit. Ça me sidère à chaque fois.»

Des journalistes trop peu spécialisés

«C’est ce qui fait qu’on en arrive à des scandales comme l’affaire Bugingo, ajoute Simon Jodoin. Il était le spécialiste, l’expert sur l’international. Et très peu de journalistes n’avaient le bagage suffisant pour se questionner sur ce qu’il avançait. Il a fallu qu’Isabelle Hachey, grande spécialiste elle-aussi de l’international, se penche sur la crédibilité de ce qu’il écrivait pour que le masque tombe.»

«Un journaliste ne peut pas non plus être spécialiste de tous les domaines, nuance Amélie Daoust-Boisvert. Mais raison de plus pour diversifier les experts.»

Le rédacteur en chef du Voir pense pour sa part que les journalistes devraient tous avoir une formation autre que le seul fait de savoir rapporter de la nouvelle.

Sauf qu’économies oblige, il y a de moins en moins de reporters qui travaillent sur un beat en particulier…

«Ça fait partie du problème, acquiesce-t-il. Le défi de l’expertise dans les médias n’est pas indépendant de tous les problèmes qui traversent la sphère médiatique aujourd’hui. La concentration et la convergence font que l’on voit toujours les mêmes têtes. Le fait de devoir travailler vite, de devoir être le premier à avoir quelqu’un en ondes pour analyser la situation, de devoir faire du clic. Tout cela ne mène pas vraiment à vouloir élargir son carnet d’experts.»

(Photos: Twitter et Facebook)

À voir aussi:

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