Situation de crise: les journalistes naviguent à vue

Les journalistes font-ils fi de toutes leurs bonnes pratiques éthiques et déontologiques lorsqu’ils couvrent des crises? Pas complètement, répond Marie-Ève Carignan dans sa thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication soutenue à l’Université de Montréal et à Sciences Po Aix-en-Provence (France). Mais dans une logique de rapidité et d’exclusivité, parce que les reporters sur le terrain ressentent forcément des émotions, et que ceux qui expliquent à distance ne peuvent remettre leurs a priori en question, le risque d’erreurs et d’inexactitudes se trouve exacerbé.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

asG7XWCXPour arriver à cette conclusion, Mme Carignan, professeure de journalisme à l’Université de Sherbrooke, a elle-même croisé plusieurs sources. Elle a d’une part mené des entrevues avec sept professionnels de l’information ayant à un moment ou un autre de leur carrière, couvert des crises. D’autre part, analysé des dizaines de reportages mis en ondes au moment de plusieurs de ces crises majeures, à savoir la crise du verglas de 1998 au Québec et la canicule de 2003 en France, la révolte des banlieues françaises en 2005 et les émeutes survenues à Montréal-Nord en 2008, ainsi que le déploiement des forces tant canadiennes que françaises en Afghanistan. Enfin, elle a étudié les plaintes relatives à la couverture des crises reçues par le Conseil de Presse du Québec, et leur aboutissement.

Un travail titanesque qui a mené à la publication d’une thèse intitulée la modification des pratiques journalistiques et du contenu des nouvelles télévisées, du quotidien à la situation de crise: analyse France/Québec.

Résultat: oui, l’information télévisée change du tout au tout lorsque survient une crise. Et plus la crise est majeure, plus les dégâts sont importants et les victimes nombreuses, plus cette réalité est vérifiée. Les sujets le plus souvent évoqués au quotidien dans les médias, tels que les droits et libertés ou encore l’intérêt pour les célébrités disparaissent ou presque au profit des problèmes sociaux, de la police ou des agents de la paix, de la violence non politique commise par les citoyens, de la sécurité publique et des activités criminelles dans le cas de crises sociales, du climat dans le cas de crises naturelles, de l’armée et du terrorisme dans le cas de conflits militaires.

À tel point que cette omniprésence de la crise en ondes pendant plusieurs jours, exacerbée aujourd’hui par la télévision en continu, internet et les médias sociaux, peut avoir tendance à «exagérer» la portée réelle de certains événements. L’un des intervenants cite notamment l’accident des Éboulements dans Charlevoix, accident de la route qui a fait quarante-quatre morts en 1997.

«Bien qu’il s’agisse d’un drame épouvantable, les très nombreuses heures d’antenne qui lui ont été consacrées lui semblent démesurées, écrit Marie-Ève Carignan. Il se demande si les médias, dans de telles situations, ne couvrent pas trop les accidents au détriment d’autres informations d’intérêt public. Ce type de couverture des accidents engendrerait du sensationnalisme et exagérerait la portée d’un événement.»

L’intérêt public

Sensationnalisme versus intérêt public. Curiosité versus intérêt public. Tels sont bien les dilemmes éthiques auxquels les journalistes sont confrontés lorsque survient une crise. Parce que par définition, la crise survient par surprise, qu’elle est imprévue, non planifiable, le temps de préparation est réduit. Il faut aller rapidement en ondes, trouver des intervenants, des experts, des témoins, rechercher l’exclusivité, être le premier, quitte à alimenter une curiosité malsaine.

«Les professionnels se sentent souvent peu encadrés dans ce type de situation et tentent de rapporter les faits au meilleur de leur connaissance, tout en devant départager l’information d’intérêt public de la curiosité publique qui s’installe et qui pousse parfois certains journalistes à s’acharner sur les victimes ou sur leur famille pour susciter de l’émotion», écrit Mme Carignan.

S’acharner sur les victimes, mais aussi parfois sur les acteurs de la crise. Car le journaliste a un besoin urgent de trouver des responsables et de fabriquer des héros.

«La recherche d’exclusivité entraîne donc les journalistes à vouloir agir rapidement et à rechercher immédiatement des porte-paroles prêts à aller en ondes et qui deviendront des emblèmes de la crise, rapporte la professeure. Alors que les intervenants ne sont pas encore en mode communication et sont parfois occupés à porter secours aux victimes ou à évaluer la situation. Certains intervenants que nous avons rencontrés soulignaient une mécompréhension réciproque entre journalistes et gestionnaires de crises. Un dialogue leur semble nécessaire pour mieux comprendre les rôles de chacun et mieux collaborer lors de situations critiques.»

Elle court la rumeur

Car faute de sources fiables et parce qu’ils doivent soutenir le direct et alimenter constamment la machine, les journalistes en viennent souvent à donner une rumeur en ondes, au conditionnel, se voyant parfois obligés de rétablir la vérité quelques minutes plus tard. Sauf que si le téléspectateur a éteint son téléviseur entre temps, il n’entend pas le rectificatif et prend l’information pour acquis.

«Une des difficultés particulières que nous avons observée chez les professionnels de l’information qui ont à traiter des crises est la rapidité avec laquelle ils doivent rapporter les faits. Dans les entrevues que nous avons réalisées, les intervenants nous ont rapporté avoir subi une pression constante pour aller en ondes rapidement et être les premiers à diffuser la nouvelle. Cette pression s’ajoute à la difficulté relative aux vérifications des informations obtenues. Les participants ont ainsi soulevé plusieurs constats reliés à la modification des pratiques et à la structure des entreprises de presse qui conduiraient, selon eux, à une croissance de l’événement spectaculaire. L’apparition de l’information en continu, par les chaînes d’information 24 heures et l’internet, influencerait grandement les pratiques, car le fait d’avoir à couvrir une situation de crise en direct apporte son lot de nouveaux défis.»

Parmi ces défis, l’émotion que le journaliste ne peut pas ne pas ressentir alors qu’il vit lui-même la situation de crise. Une réalité exacerbée dans ce que quelques intervenants nomment le «paroxysme de la crise», à savoir la guerre.

«Les répondants évoquent de nombreuses contraintes propres aux zones de guerre, rapporte Marie-Ève Carignan, dont une méconnaissance possible de la part du public et du journaliste de l’endroit où se déroule la nouvelle, la difficulté d’accéder à certaines sources et de rapporter une pluralité d’opinions, le contrôle de l’information pour des raisons de sécurité nationale ou la fiabilité des sources qui peuvent induire, sciemment ou non, le journaliste en erreur. Enfin, une méfiance est exprimée par certains participants devant le contrôle exercé par l’armée lorsque les journalistes couvrent la guerre en étant embedded, bien que cette situation devienne parfois nécessaire pour accéder au terrain.»

Que fait le Conseil de Presse?

Pour ces mêmes raisons de sécurité, mais aussi par souci d’économie, il arrive de plus en plus souvent que ces conflits armés soient expliqués depuis les studios de télévision sans qu’un reporter ne soit envoyé sur le terrain. Plusieurs personnes interviewées pour mener à bien cette thèse font cependant valoir que cette solution n’en est pas une car elle ne permet pas au journaliste de confronter les préjugés et autres a priori qu’il peut avoir sur une situation. A contrario, le journaliste, une fois sur place peut «oublier son public» et finir par ne plus fournir assez d’éléments de mise en contexte dans ses reportages.

Malgré les difficultés qu’ils rencontrent à traiter les crises, les journalistes estiment cependant que leur rôle est de plus en plus crucial, surtout depuis l’arrivée des médias sociaux.

«Plusieurs répondants que nous avons rencontrés estiment qu’en dépit de certaines faiblesses, les médias et les journalistes ont, plus que jamais, un rôle-clé à jouer dans la médiation de crise pour bien expliquer les faits et les traiter d’une façon professionnelle qui les distingue du journalisme citoyen, écrit la docteure. Ces responsabilités sont difficiles à exercer dans un contexte où le nombre de journalistes diminue, où les tâches se multiplient et où les nouvelles doivent être traitées dans l’urgence, en s’appuyant sur des informations partielles.»

Ils sont alors nombreux à en appeler au Conseil de Presse pour qu’ils stipulent des règles déontologiques plus claires en matière de couverture de crises tout spécifiquement.

Réponse du CPQ

«Le Conseil de presse du Québec est plutôt passif pour le moment, envers la crise et n’en fait pas une priorité, malgré qu’il fût interpellé par certains médias pour les aider à réfléchir au sujet de leurs pratiques lors de telles situations, note Mme Carignan. Le comité-conseil qu’il avait mis en place pour se pencher sur la médiatisation des situations de crises a d’ailleurs été dissous avant de produire un rapport complet et de faire ses recommandations aux médias et aux journalistes ou de mettre en place des outils pouvant les aider dans leurs tâches.»

Ça, c’est du côté du Québec. Quant aux journalistes français… ils en sont toujours à réclamer la mise en place d’un Conseil de Presse auquel ils pourraient donner, entre autres, ce mandat.

Car, et c’est un autre résultat de cette recherche, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, les reporters semblent avoir les mêmes problèmes quand survient une crise. On navigue à vue de part et d’autre. On est plutôt patriote lorsqu’on couvre une guerre dans laquelle notre pays est partie prenante. On est autocentré, relayant surtout les informations qui ont une portée sur la le quotidien de nos concitoyens.

«Les difficultés auxquelles ils sont confrontés sont souvent très similaires, conclut Marie-Ève Carignan. Bien que les intervenants notent certaines différences dans les pratiques des deux pays, dont une propension des médias français à supposer que le public dispose d’une grande connaissance générale et, par conséquent, qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer le contexte de la nouvelle, alors que la situation contraire est observée au Québec, où certains intervenants estiment que le public doit constamment se faire rappeler ce qu’il doit connaitre et ce qu’il doit penser.»

Téléchargez la thèse ici.

(Photo Twitter)

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