Bernard Descôteaux: «mon successeur devra agir vite»

680225-bernard-descoteaux-directeur-devoirAprès dix-sept ans à la direction du quotidien Le Devoir, Bernard Descôteaux a annoncé cet été qu’il passerait le témoin d’ici le mois de novembre. À quelques semaines de sa retraite, ProjetJ est allé le rencontrer dans son bureau de l’édifice de la rue de Bleury. Il nous parle de sa vision du journalisme et de l’avenir qu’il devine pour la presse écrite en général, les journaux indépendants et Le Devoir en particulier. Entrevue.

Propos recueillis par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

ProjetJ: Pourquoi partir maintenant?

Bernard Descôteaux : Il fallait bien que ça arrive un jour! Plus sérieusement, j’avais prévu de prendre ma retraite l’an dernier, mais ça n’aurait pas été correct pour la personne qui va me succéder. Le Devoir était en pleine négociation pour la reconduction de sa convention collective. Le journal traversait une passe difficile financièrement et il y avait des décisions à prendre, comme la suppression de certains postes et de grosses compressions budgétaires. Nous développions également l’application pour la tablette. Tout cela a été réalisé. Je peux donc passer le relais.

Vous quittez une industrie de la presse écrite en pleine révolution et qui se cherche un nouveau modèle d’affaires. Vous vous dites cependant optimiste. Qu’est-ce qui vous permet de l’être?

 Je suis optimiste, ce qui ne signifie pas que je pense que ce sera facile. Les défis à relever sont importants, le principal, tenant du fait que les journaux ont aujourd’hui zéro contrôle. Les changements sont technologiques et ils sont initiés par d’autres. Mais depuis toujours, la presse a dû s’adapter aux changements technologiques. Il y a eu l’imprimerie, puis les rotatives, qui ont permis la diffusion à grande échelle et la naissance des médias de masse. Si on retourne à cette période, ça ne s’est pas fait en un claquement de doigts. Il a fallu quinze ou vingt ans pour que tout se mette en place et pour qu’un modèle d’affaires émerge. C’est celui qu’on a connu jusqu’à ces dernières années, qui a consisté à vendre d’un côté des abonnements, de l’autre des lecteurs à des annonceurs. Internet vient chambouler tout ça, alors chacun tâtonne, cherche son avenue en fonction de ce qu’il est et de ce qu’il croit être la meilleure solution pour lui. La Presse a choisi la gratuité. Nous avons décidé de nous mettre derrière un mur payant depuis de nombreuses années. On nous a pris pour des fous à l’époque et pourtant, aujourd’hui, de plus en plus de journaux, et pas des moindres, font de même. Nous verrons bien quel modèle va gagner.

Car au final, il n’y aura qu’un seul modèle viable, selon vous?

Je crois effectivement qu’à la fin il y aura un seul modèle dominant avec des variantes.

Et il sera payant…

Je ne crois pas en la gratuité [L’entrevue a eu lieu avant que La Presse n’annonce la fin de son édition papier, en semaine, à compter du 1er janvier prochain, ndlr]. Je ne pense pas qu’on puisse construire une salle de nouvelles solide avec des revenus publicitaires difficiles à aller chercher et fluctuants. L’abonnement, c’est un revenu constant. Alors qu’on a vu combien la crise de 2008 a fait du mal à La Presse et au Journal de Montréal. Nous nous en sommes mieux sortis parce que nous n’avions pas la même dépendance à la publicité, encore moins à la publicité automobile, celle qui s’est véritablement écroulée à cette période. Bref, j’ai du mal à croire qu’un média de masse qui fasse le choix de la gratuité puisse survivre car je ne crois pas qu’on arrivera à faire payer les annonceurs sur la tablette autant que sur le papier. Mais j’espère me tromper. Car Le Devoir a maintenant une application tablette et que cette hausse des revenus rejaillira sur nous également.

Vous parliez des rotatives et de la quinzaine d’années qu’il a fallu pour trouver un modèle d’affaires viable. Ça fait aujourd’hui quinze ans également que les premiers sites internet des journaux sont apparus. Mais les technologies ont depuis constamment évolué. Comment trouver un modèle d’affaires alors qu’on ne sait pas de quoi sera faite la prochaine annonce d’Apple, Google et autres?

C’est certain. Quand on changeait les presses il y a encore vingt ans, c’était un gros investissement, mais on savait qu’on les avait pour cinquante ans environ. Aujourd’hui, c’est comme si on devait changer nos presses tous les ans. Bien sûr, l’investissement n’est pas aussi important, loin de là. Mais tous les ans, il faut s’adapter, modifier nos outils numériques, développer de nouveaux processus, former notre personnel, migrer vers de nouvelles plateformes. Avant, nous n’avions que le papier. Aujourd’hui, nous avons le web, la tablette, le mobile, et pourquoi pas bientôt la montre? Le Journal de Montréal s’est essayé à la webradio. Et Apple qui arrive avec son iOS 9 qui permet le multi-écrans. Il faut sans cesse retourner en développement.

Comment analysez-vous l’impact de cette révolution sur le métier de journaliste?

Le véritable grand changement, c’est la vitesse. Imaginez… j’ai commencé au Devoir il y a quarante-et-un ans! On était loin d’être dans l’instantanéité… Aujourd’hui, concurrence oblige, il faut être le premier à lancer une nouvelle. Au Devoir, on est bien obligé de jouer le jeu. Ça transforme forcément notre façon de travailler. Nous prenons moins le temps de réfléchir, nous ne nous accordons plus le temps nécessaire à la maturation de la nouvelle. Un peu comme si tous les journalistes faisaient un travail d’agencier.

Est-ce cela que vous demandez à votre salle de nouvelles aujourd’hui?

C’est sûr que nous demandons aux journalistes de nous faire un premier jet rapide pour le site web. Nous savons également que certains de nos reporters, les plus anciens notamment, ne sont pas capables de travailler ainsi. Et puis, nos lecteurs ont des attentes de profondeur, ça change légèrement la donne. Ils n’attendent pas de nous que nous soyons les premiers sur les réseaux sociaux. Je suis pourtant parfois étonné de voir que nous le sommes! Nous avons la chance d’avoir une machine légère et souple. Nous n’allons pas partout. Nous avons nos créneaux d’excellence. Je pense que c’est là que résidera notre succès à l’avenir.

Vous insistez également très souvent sur votre indépendance. Est-ce là une de vos forces?

D’un côté, c’est un handicap, lorsque nous devons faire des investissements par exemple. Nous sommes seuls, il n’y a pas de gros groupes pour nous soutenir et la rentabilité doit être immédiate. Alors que, comme la plupart des PME, nous sommes sous-capitalisés. En revanche, nous sommes complètement libres de nos choix, qu’il s’agisse de choix d’affaires ou de choix éditoriaux.

D’où l’importance de bien choisir votre successeur… il aura des choix cruciaux à faire…

Il ne m’appartient pas de le choisir, tout juste vais-je pouvoir sélectionner les candidatures qui m’apparaissent les plus sérieuses. Cela dit, il faudra effectivement que ce soit quelqu’un qui connaisse bien à la fois la maison, son esprit, son éthique, et l’industrie des médias et les bouleversements qu’elle est en train de vivre. Quelqu’un d’une autre génération aussi sans doute, qui arrive avec des idées neuves, une vision d’avenir pour le journal. Bref, qui soit issu du milieu journalistique, qui ait une expérience de la pratique du journalisme, tout en ayant des compétences de gestionnaire (voir encadré ci-dessous).

Est-ce un poste convoité?

Apparemment, c’est un poste qui semble être prestigieux et nous avons plusieurs candidatures.

Quant à vous, si vous regardez en arrière, de quoi êtes-vous le plus fier?

D’avoir sorti durant quelques années les employés du sentiment d’insécurité avec lequel on vit en général lorsqu’on travaille au Devoir. Lorsque je suis arrivé à la direction, le journal venait tout juste de sortir de la zone déficitaire. Mais nous n’avions pas de marge de manœuvre. Et pis, nous avons eu quelques belles années, des bénéfices qui nous ont permis de traverser la tempête de 2008. Nous célébrions à l’époque notre centenaire, nous avons pu capitaliser là-dessus, des lecteurs nous ont rejoints. Ça a été une belle période. Malheureusement, la crise nous a rattrapés et mon successeur devra agir vite pour redresser la barre.

Et maintenant, qu’allez-vous faire?

Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’endosserai pas le rôle de belle-mère. Je quitte complètement Le Devoir. Je pourrais en être la mémoire si certaines questions se posent. Mais ça s’arrêtera là. Je vais vivre à un rythme plus raisonnable. M’occuper de ma famille et de mon jardin. Je fais également partie de quelques conseils d’administration et je vais continuer. Et puis, si certains souhaitent profiter de mon expérience, je verrai au cas par cas.

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Qui pour le remplacer?

Dans les couloirs du Devoir, comme dans le milieu journalistique montréalais, les rumeurs vont bon train et tout le monde a sa petite idée sur celui ou celle qui s’installera dans le fauteuil de Bernard Descôteaux en novembre prochain. Lui-même ayant été rédacteur en chef avant de passer directeur, tous les regards sont naturellement tournés vers l’actuelle rédactrice en chef, Josée Boileau. Mais plusieurs autres noms circulent, certains ayant l’air plus sérieux que d’autres.

Au sein de la salle de nouvelles en tout cas, deux tendances se dessinent. D’un côté, les «traditionnalistes», qui souhaitent voir leur directeur remplacé par une personne ayant été journaliste et connaissant bien le journal; de l’autre, les «modernistes», qui préféreraient l’arrivée d’une personne venant du milieu des affaires tout en étant sensible aux spécificités de l’industrie médiatique. Une personne capable de mettre un grand coup de pied dans la fourmilière.

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