Radio-Canada : Bilan du chien de garde des chiens de garde

L’ombudsman de Radio-Canada, Pierre Tourangeau, prend sa retraite le 31 mars. Pendant quatre ans, des centaines de citoyens mécontents d’un reportage ou d’une entrevue se sont tournés vers lui. Il a écrit ses décisions en cherchant à vulgariser les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada. « J’ai compris assez vite qu’il fallait que je sois un peu pédagogue dans cette job là, parce qu’il faut que la décision soit utile. » Il a réfléchi à voix haute avec ProjetJ.

Propos recueillis par Chantal Francoeur, professeure de journalisme à l’École des médias de l’UQAM et membre du comité éditorial de Projet J

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Projet J : Qu’est-ce que le public ne comprend pas bien du journalisme?

Pierre Tourangeau : Que ce ne sont pas les journalistes qui sont partiaux, c’est lui. La plupart du temps. On s’en rend compte sur des sujets controversés : j’ai des plaintes qui disent le contraire les unes des autres. Sur un sujet qui les touche de près, les gens ne voient pas leur propre partialité, ils réagissent en fonction de leurs propres opinions. Ils vont par exemple trouver qu’une question difficile posée à un invité, qui le pousse dans ses derniers retranchements, est une manifestation de partialité. Les gens ne comprennent pas ce qu’est le journalisme dans ce sens là. Ils ne comprennent pas que les journalistes sont là pour pousser les invités à sortir de leur cassette, à sortir du langage entendu, du discours entendu, pour les débalancer et les obliger à aller au fond de la question.

Y a-t-il des choses que les journalistes ne comprennent pas bien?

Ils maitrisent les grands principes éthiques. Mais il arrive parfois, dans la frénésie du quotidien, qu’ils choisissent une quote dans le camion en revenant d’une affectation, une citation, qui dit un peu le contraire de ce que la personne voulait dire en réalité. Pris par leur pratique de plus en plus infernale – parce qu’on leur demande de faire plein de choses en même temps – les journalistes vont tourner les coins ronds. Mais ce n’est pas volontaire.

Quelle est la différence entre une maladresse et une faute journalistique?

C’est une bonne question. C’est très compliqué. Tu peux être maladroit de façon involontaire et ça peut être une infraction aux Normes et pratiques journalistiques. Et tu peux faire volontairement une petite infraction aux Normes sans que ce soit trop grave… Il y a des cas, liés au fait qu’il faut raconter une histoire, partir du particulier pour aller au général, où on en vient à oublier le sujet. Je dis toujours « Don’t let a good story gets in the way of the facts » pour inverser la fameuse phrase de Mark Twain – qui était d’ailleurs romancier – « Never let the facts get in the way of a good story ». Il faut garder en tête que ce sont les faits qui priment. Les trois types de plaintes que j’ai le plus souvent portent sur l’exactitude, l’équilibre et l’impartialité. L’exactitude est vraiment le problème principal, c’est le tendon d’Achille des journalistes. Parce que nous sommes tous généralistes, il y a toujours des gens plus connaisseurs que nous, qui sont là pour noter les erreurs que l’on fait.

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Dans certaines de vos révisions, on sent une impatience. Par exemple, dans le dossier israélo-palestinien, vous écrivez : « Je l’ai dit très souvent, beaucoup trop souvent en fait, la situation entre Israël et les Palestiniens est extrêmement complexe et ne s’accommode pas d’approximations ni d’à-peu-près. On n’écrit pas sur les sujets s’y rapportant par-dessus l’épaule »?

C’est de l’impatience justifiée. On parlait d’exactitude : c’est le dossier qui m’a amené le plus de plaintes et où j’ai eu à faire les révisions les plus difficiles, les plus dures. Le dossier israélo-palestinien est un champ de mines. Tous les faits et les événements qui sont survenus depuis cent ans dans ce dossier ont été interprétés de façon différente selon que l’on soit arabe, israélien ou juif. Si tu ne connais pas parfaitement ce dossier, et que tu t’aventures là-dedans avec tes gros sabots, en disant n’importe quoi, c’est sûr que tu vas faire des erreurs, c’est sûr que tu vas commettre le « crime » de partialité sans le vouloir. Et même si tu es animé de toutes les bonnes intentions possibles.

Je suis assez content du journalisme qu’on fait ici à Radio-Canada, même si on subit les contrecoups des compressions sauvages qu’on nous a infligées.

Quel est l’état de « l’institution » ombudsman selon vous? Est-elle crédible, respectée?

Je pense que oui. Même si les artisans sont un peu rébarbatifs. Même moi quand j’étais dans la salle des nouvelles je me disais ‘de quoi il se mêle celui-là?’ Je pense que ça dénote une mauvaise compréhension du rôle de l’ombudsman et de l’utilité que ça peut avoir. L’institution ombudsman donne de la crédibilité à un organisme de presse, à l’information qu’il fait. C’est un acte de transparence. On dit aux gens, ‘Chez nous, si vous pensez qu’on a commis des erreurs, vous pouvez vous plaindre. On vous encourage à le faire. Et il y a quelqu’un d’indépendant qui va le faire. Qui va nous taper sur les doigts au besoin. Et ce souci de transparence ne tient pas qu’à l’ombudsman. On ne peut pas se servir de l’ombudsman comme un faire-valoir, pour dire ‘si on fait des erreurs c’est l’ombudsman qui s’en occupe et tout le monde s’en tape’. Il faut un réel souci de transparence du côté des gens de l’information. J’ai beaucoup travaillé là-dessus, j’en ai parlé dans trois rapports annuels : il faut expliquer les politiques éditoriales. Expliquer pourquoi, par exemple, on a tant couvert les évènements de Paris, pourquoi on choisit tel sujet plutôt qu’un autre. S’expliquer aussi sur les erreurs faites. Tout le monde fait des erreurs. Ce qui n’est pas correct c’est de ne pas les admettre et de les cacher. Si vous les admettez et vous les expliquez, c’est ça qui donne de la crédibilité.

Vous avez dit dans votre rapport de 2014-2015, que des artisans mécontents de vos décisions ont émis des commentaires « irrévérencieux », qui « frisaient le manque de respect » ?

Je me suis permis de le dire, comme ça le message passe : je ne trouve pas ça correct. Il ne faut pas plier l’échine. Il faut que l’ombudsman soit juste et en même temps, il faut qu’il tienne à ses décisions et qu’il insiste pour qu’elles soient respectées.

Quel bilan faites-vous de votre passage au poste d’ombudsman?

J’ai été très très heureux de ces quatre années et demi que j’aurai passées ici. Ça va faire 40 ans que je fais ce métier. J’ai fait de l’agence, de l’écrit, de la télé, j’ai dirigé des salles de nouvelles, j’ai tout fait ou presque. Tout ça m’a servi. J’ai trouvé précieux de pouvoir réfléchir à notre métier. Je l’ai fait avec beaucoup de respect pour le public et pour les journalistes. Je suis assez content du journalisme qu’on fait ici à Radio-Canada, même si on subit les contrecoups des compressions sauvages qu’on nous a infligées. On fait de plus en plus de choses avec de moins en moins de moyens (et je ne blâme pas les gestionnaires d’ici pour cela). Malgré tout, on fait un journalisme plus que correct, souvent inspiré, parfois extraordinairement utile avec des contenus superbes. J’espère avoir contribué à apporter un éclairage sur la façon dont on perçoit les contenus journalistiques, que ce soit du côté du public ou des journalistes.


Vers une modification des Normes et pratiques journalistiques?

Dans son prochain rapport annuel, M. Tourangeau recommandera des modifications aux Normes et pratiques journalistiques. Il conseillera au radiodiffuseur public de «s’attarder sur le marketing de contenu».

Quand on fait sponsoriser une chronique journalistique par un concessionnaire automobile, ce n’est plus l’intérêt public qu’on défend.

«Pour éviter des dérives, précise-t-il. La pression est de plus en plus forte. Les médias traditionnels ont faim. La tentation est grande de glisser de ce côté-là. Faut faire très attention à cela. Parce que, par exemple, quand on fait sponsoriser une chronique journalistique par un concessionnaire automobile, ce n’est plus l’intérêt public qu’on défend.»

Il proposera aussi des modifications aux normes sur l’utilisation des médias sociaux. Selon l’ombudsman, il faut éviter d’utiliser les pages personnelles Facebook pour le travail.

«Ça crée des problèmes parce que tu mêles le personnel et le professionnel, note-t-il. Tu crées une promiscuité avec le public qui fait en sorte que certains en profitent pour envahir ton espace privé. Les journalistes ne savent plus trop comment réagir, comment se distancer, quel ton employer. Ça devient dérangeant et presqu’agressant.»

Faut-il dès lors avoir un espace personnel séparé d’un espace professionnel sur les réseaux sociaux? M. Tourangeau croit que oui et c’est ce qu’il recommandera.

Pierre Tourangeau déposera son dernier rapport annuel le 31 mars 2016. Après? Il veut «garder un pied dans le métier», sans savoir quelle forme cela prendra.

«Je vais laisser les choses venir. Décanter», indique-t-il.

Le rédacteur en chef du Téléjournal 22h et des Coulisses du pouvoir, Guy Gendron, prendra la relève de Pierre Tourangeau.

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