Manifeste pour un journalisme engagé et indigné

Une juste colère sort aujourd’hui en librairie. Un ouvrage qui revient sur la carrière de Gil Courtemanche, écrivain-journaliste décédé en 2011. Mais qui est aussi l’occasion pour son auteur Martin Forgues, de livrer un plaidoyer en faveur d’un journalisme plus coriace.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

001«Il ne s’agit pas de demander la mise à mort de tout le journalisme tel qu’il est pratiqué aujourd’hui au Québec, précise celui qui ne s’en cache pas, a toujours admiré Gil Courtemanche. Cela dit, ce livre, oui, c’est une analyse de son œuvre, mais c’est aussi l’occasion de publier un manifeste. Il y a une remise en question à faire dans notre industrie et qui va au-delà des enjeux qu’on aborde généralement. On parle convergence, crise du financement. Mais on ne parle pas souvent du fondement, de la philosophie du journalisme. Pour moi c’est l’occasion de redonner au journalisme engagé ces lettres des noblesse.»

C’est comme si on refusait au journaliste le droit de réfléchir alors qu’il est le témoin privilégié de ce qui se passe, de ce qui se dit.

Parce que l’objectivité a tout prix n’est pas forcément la solution, croit-il. Parce qu’elle est aujourd’hui gravée dans le marbre de toutes les chartes déontologiques en Amérique du Nord, tellement gravée qu’on peut à peine aborder le sujet et questionner la pertinence de ce concept, qui selon M. Forgues, relèguerait presque les journalistes à une citoyenneté de seconde zone.

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«C’est comme si on refusait au journaliste le droit de réfléchir alors qu’il est le témoin privilégié de ce qui se passe, de ce qui se dit, regrette-t-il. C’est logique que lorsqu’il couvre un sujet, un journaliste se forge un point de vue et il me parait normal et même d’intérêt public qu’il le défende. Mais attention, qu’il le défende en se fondant sur des éléments, de manière neutre, ce qui est différent de l’objectivité. Le journalisme engagé serait une démarche encore plus exigeante.»

Interpeller, invectiver, accuser

Il est donc grand temps, selon Martin Forgues, que les journalistes reprennent le terrain de l’opinion, avec toute la rigueur intellectuelle que leurs règles déontologiques exigent. Et cela pour faire barrage à tous les commentateurs et autres experts auxquels les médias font appel, et qui ne fondent leurs opinions «que sur du spectacle».

C’est en cela qu’il rejoint Gil Courtemanche, celui qui en 2002, après la sortie de Un dimanche à la piscine de Kigali, lui a donné la piqure pour le journalisme. Ce livre rend hommage à une certaine vision du journalisme. À cette capacité d’indignation qu’avait celui qui a tenu dans les dernières années, une chronique hebdomadaire au journal Le Devoir. Celui qui n’a jamais hésité à claqué la porte des conglomérats ou de Radio-Canada, quand on lui demandait d’écrire ou de réaliser des choses auxquelles il n’adhérait pas. Celui qui a arpenté l’Afrique dans l’espoir de réussir a intéresser les médias d’ici à ces histoires de pauvres, de laissés pour compte et de victimes de la société de consommation globalisée… en vain. Son obstination, ses (douces) colères, celui qui croyait dur comme fer que les médias doivent être un contre-pouvoir.

Il pratiquait son métier en réfléchissant sans cesse, en observant beaucoup.

martin100413«Les grandes gueules d’aujourd’hui mettent leur plume au service des puissants plutôt que de leur demander des comptes, estime Martin Forgues. Gil Courtemanche avait un style impitoyable envers ceux qui détiennent le pouvoir. Il interpellait, il invectivait, il accusait. Il y a une relève à cela, poursuit-il. Prenons un média comme Ricochet. Mais voyez comme les grands médias, comme les journalistes qui travaillent en leur sein, le considère. Ils le discréditent, l’accusant d’avoir un parti-pris. Mais eux-mêmes sont au sein de corporation et sont partie prenante d’une idéologie. Quand tu vois un André Pratte [éditorialiste à La Presse] assis à une table VIP aux côtés de Philippe Couillard et Jean Charest…»

Revoir les fondements du journalisme

Ainsi, cet ouvrage est une invitation à toute la profession à remettre en question collectivement certains de ses fondements. À arrêter un instant sa course folle pour réfléchir à ce qui est vraiment important aujourd’hui, afin que le public soit le mieux informé possible. À ce sujet, Martin Forgues croit que Gil Courtemanche avait plusieurs décennies d’avance. Que celui-ci ne faisait pas que faire son métier, il l’analysait en permanence.

«Il pratiquait son métier en réfléchissant sans cesse, en observant beaucoup, affirme-t-il. Il y a très peu d’artisans qui font cet exercice aujourd’hui. Dès la fin des années 80, lorsque les chaines d’information en continu ont fait leur apparition, il voyait les problèmes que ça allait engendrer. Toute cette vitesse. Cette nécessité d’être le premier sur la nouvelle, même s’il faut pour cela s’asseoir sur quelques vérifications. Si on se trompe, c’est pas si grave, on se rétractera.»

Ce qui s’érode, c’est la profondeur, regrette l’auteur d’Une juste colère, qui croit pouvoir affirmer que Gil Courtemanche ne serait pas très heureux de voir la tournure que prend la profession dans son ensemble.

«Je pense qu’on devrait brancher un alternateur sur sa tombe, conclut-il. Il doit se retourner tellement souvent qu’on réglerait probablement les problèmes énergétiques du Québec!»

Une juste colère – Gil Courtemanche, un journaliste indigné, par Martin Forgues, éditions Somme toute, sortie en libraire le mardi 16 février 2016.

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