Journalisme inclusif : Parler des pauvres en dialoguant avec eux

CaptureDeux professeurs de l’université Concordia mettent au point une nouvelle approche journalistique. Mike Gasher et Greg Nielson développent des reportages mettant en scène les dialogues entre le reporter et sa source. Leur projet de « journalisme inclusif » s’intéresse aux personnes pauvres, itinérantes ou exclues. Ils veulent changer leur vie en leur donnant une parole égale à celle du journaliste.

Par Chantal Francoeur, professeure de journalisme à l’École des médias et membre du comité éditorial de Projet J.

L’ex-itinérant François Saint-Hilaire a participé à un reportage de journalisme inclusif.

« D’habitude, les journalistes, c’est bang bang bang bang!, lance-t-il. Et quand l’échange finit, je leur dis, ‘donne moi dix dollars’. »

Mais cette fois, il a passé plusieurs heures avec le journaliste. « Je l’ai trouvé sympathique. Son approche était sincère », dit-il.

Le reportage, construit comme un échange entre François et le journaliste, a fait la première page du journal étudiant de Concordia. « J’ai trouvé ça beau, avoue-t-il.  Le reportage m’a sorti de ma coquille. J’avais gardé ça quatorze ans dans mon cœur, l’itinérance. J’espère que mon expérience peut aider d’autres itinérants. Quand ils vont lire, ils vont se dire ‘si lui s’en est sorti, moi aussi je peux’. Beaucoup d’itinérants sont très intelligents vous savez. »

Les journalistes ont ça dans leur ADN, un journalisme détaché. Moi j’appelle ça un journalisme de nulle part.

Le professeur de sociologie Greg Nielson décrit ce que le reportage concrétise : « François est traité comme un interlocuteur principal dans un échange égal, analyse-t-il. C’est un premier niveau affectif de reconnaissance. Ça tranche avec le journalisme rationnel, détaché, habituel ».

Le journalisme inclusif veut modifier les façons de raconter des histoires : « Le journalisme doit changer, croit-il. Les journalistes ont ça dans leur ADN, un journalisme détaché. Moi j’appelle ça un journalisme de nulle part. On parle à la troisième personne. On dit, ‘Frank a dit que…’ Au lieu de dire, ‘Frank, tu m’as dit ça.’ Quand on va vers une version de dialogue, de conversation, on transforme le journalisme. On change le discours rationnel vers quelque chose de plus émotif et sympathique. »

Parlons aux pauvres!

Le professeur de journalisme Mike Gasher ajoute que réformer le discours journalistique rationnel passe par une métamorphose de l’auditoire imaginé. « Plutôt que d’imaginer un marché de lecteurs, adressons-nous à la communauté impliquée dans la pauvreté, prône-t-il. Parlons aux pauvres! Pas seulement aux lecteurs qui ne sont pas pauvres. C’est ça la nature du journalisme inclusif. Le journalisme commercial est une marchandise. Nous voyons le journalisme de façon plus idéaliste. »

Parlons aux pauvres, pas seulement aux lecteurs qui ne sont pas pauvres.

Selon Mike Gasher, quand on modifie la figure du lecteur visé, la façon de parler de la pauvreté s’ajuste. Par exemple, des articles pourraient fournir des conseils pratiques aux itinérants : « Si on lit la section ‘voyages’ des journaux, commente-t-il, il y a toujours des recommandations, ‘Si vous allez au Mexique, appelez ici’, ‘allez là’. On peut faire la même chose pour les sans-abris : ‘Voici où sont les services’, ‘Voici où appeler’. Ça fait partie du journalisme déjà. On ne le fait pas assez pour les personnes exclues parce que dans l’imaginaire des journalistes, on ne pense pas aux sans abris comme auditoire, ou lecteurs. »

L’ex-itinérant François Saint-Hilaire peut en donner, des conseils pratiques : s’acheter une tente, des casseroles, laver sa vaisselle dans le fleuve, « acheter des raviolis au magasin à un dollar. Ils sont aussi bons que chez Da Giovanni. Sauf qu’il n’y a pas de fromage ». Il décrit aussi comment éviter les amendes de 250$ pour camping illégal. Et où cacher son argent, le premier du mois, pour ne pas se faire voler.

Laisser le récit prendre forme

« J’aurais pas pensé à demander ‘Qu’est-ce que tu fais avec ton argent?’, dit le journaliste Matt D’Amours, qui participe au projet de journalisme inclusif. François m’a dit qu’il faut l’enterrer dans le parc! »

L’auteur du reportage sur l’ex-itinérant François Saint-Hilaire dit avoir réalisé cinq heures d’entrevue, en posant quatre questions ouvertes et en étant attentif aux réponses : « D’habitude, t’envoie tes courriels, tu sollicites un département ici, un porte-parole là. L’histoire est presque déjà écrite, raconte-t-il. Tu connais déjà les réponses de chacun. Cette fois, je n’ai pas commencé avec une idée claire dans ma tête. L’histoire s’est racontée. J’ai écouté. L’histoire s’est écrite d’elle-même ».

Dans l’imaginaire des journalistes on ne pense pas aux sans abris comme auditoire, ou lecteurs.

Il a laissé le récit prendre forme plutôt que de forcer le récit dans la forme. Il dit que l’histoire l’a pris par surprise : « T’écoutes. Tu ne sais pas comment tu t’es rendu là. » Il en a tiré une leçon de journalisme : « Écoute! Tu vas récolter des bonnes réponses. Ne te mets pas en avant. Si tu te mets devant l’histoire, tu vas la bloquer. »

Le journalisme inclusif propose de « briser le journalisme, pour briser la société », dit Greg Nielson, parce qu’il ne faut pas tenir la pauvreté pour acquis, penser que c’est normal, qu’il y en aura toujours. L’ex-itinérant François Saint-Hilaire insiste : « L’itinérance ne fait pas partie de la vie. C’est une vie de chien! ». Même son chat Doudoune, qui l’a accompagné dans cette vie de chien, peut en témoigner. Elle aussi a quitté la rue. Et –reprenant ici l’approche de journalisme inclusif- quand tu en parles, François, ton visage trahit ton affection et ta tendresse. Ta voix change, quand tu me racontes, « Mon chat ça fait quinze ans qu’elle est avec moi, répond-il. Je l’ai trouvée elle avait deux semaines. Là, elle est chez nous. Elle est bien. Elle est au chaud. »


Voilà à quoi ressemble le journalisme inclusif:

François, quand tu as caressé ton chat, j’ai remarqué qu’il te manque des doigts à la main droite…

Ça m’est arrivé l’an dernier. Je me suis endormi sous un pont. Il faisait -40°. Quand tu es saoul, tu ne ressens pas le froid. Ma main a gelé.

Tu m’as dit qu’à l’hôpital, il était trop tard. Ils ont dû amputer. Il me semble que tu aurais pu être terrassé par la nouvelle. Mais tu m’as dit que cela a plutôt eu l’effet d’un électrochoc…

Les médecins qui m’ont amputé m’ont demandé si j’avais un toit. C’est ce qui m’a réveillé. J’ai fait les démarches pour trouver un logement. Depuis un an, j’ai une nouvelle vie. Je fais du bénévolat auprès des personnes qui vivent dans la rue, une vie que je connais bien. Il faut qu’ils sachent qu’il y a une issue, une porte de sortie.

(Traduction libre et condensée de « An open hand and an open heart : Formerly homeless man finds his way ».)

You may also like...