Les journaux, pas décidés à abandonner le circonflexe

La polémique a fait grand bruit le mois dernier sur les réseaux sociaux alors que l’on apprenait qu’à compter de la rentrée prochaine, les manuels scolaires français adopteraient l’orthographe révisée proposée en 1990. Beaucoup de journalistes sont montés au créneau, la plupart dénonçant un nivellement par le bas et affirmant que jamais, au grand jamais, ils n’abandonneraient le circonflexe, règle la plus emblématique de la réforme. Mais qu’en est-il dans les médias du Québec. Projet J a mené l’enquête.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

«Nous n’avons intégré que très peu de choses de la réforme, indique Michèle Malenfant, correctrice au Devoir. Ce n’est même pas vraiment un sujet que l’on aborde. Nous sommes tous sur la même longueur d’ondes à ce sujet. Sans doute parce que nous avons étudié à une époque où l’orthographe révisée n’existait pas.»

Au Devoir en effet, seuls quelques traits d’union ont disparu. Et encore, pas parce que la réforme le recommande mais parce que certains dictionnaires les intègrent depuis plusieurs années. Les pluriels des mots étrangers sont également formés aujourd’hui conformément aux règles qui s’appliquent pour les mots français.

L’orthographe révisée a été proposée en France en 1990. Bien qu’elles soient officielles, ces rectifications ne sont que des recommandations, des propositions. Elles n’ont pas de caractère obligatoire. Et nous sommes encore actuellement dans une période de transition pendant laquelle les deux graphies sont admises.

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«La langue appartient à ceux qui la parlent et qui l’écrivent, note Danielle Turcotte, directrice générale des services linguistiques à l’Office québécois de la langue française (OQLF). Il y a des mots qui s’implantent plus facilement que d’autres. Par exemple, on voit de plus en plus le mot évènement, écrit avec un accent grave sur le deuxième «e». En revanche, je ne vois jamais «nénufar» ou «ognon» écrits ainsi. Nous sommes dans une période de flottement. C’est l’usage qui va finir par ancrer une nouvelle forme. Ou pas.»

Cohérence

Mme Turcotte ajoute que c’est à chaque média de définir sa propre règle vis-à-vis de l’orthographe révisée. Chacun peut décider de l’utiliser totalement, de continuer avec l’orthographe traditionnelle, ou d’y aller avec les deux.

«En revanche, ça doit être cohérent, souligne-t-elle. Il ne peut pas y avoir le mot «aout» écrit sans circonflexe dans un paragraphe et avec dans le suivant. Il faut choisir et s’y tenir.»

Chez Métro Montréal, Valérie Quintal est responsable de la relecture depuis une petite dizaine d’années. Elle explique que la décision a été prise avant son arrivée, de ne pas tenir compte de la réforme.

«Les lecteurs n’ont pas l’habitude des nouvelles graphies et ils risquent de les confondre avec des erreurs, explique-t-elle. Il y a deux choses que l’on fait cependant: on a tendance à agglutiner, c’est-à-dire à enlever les traits d’union après les préfixes, et puis on accorde généralement avec le sens.»

Même chose concernant le trait d’union à L’Actualité.

«On l’a fait disparaitre dans des termes comme ultraconformiste, contrepied, ultrapuissant, explique Ginette Haché, rédactrice en chef adjointe. Quand ça répond à une logique qui fait tendre à ce changement. En revanche, on le garde dans des mots dont la soudure rendrait la compréhension difficile comme lorsqu’il y a deux voyelles, exemple, extra-utérin ou anti-inflammatoire. On a également ajouté des accents à des termes étrangers comme diésel, crédo, placébo. Boom est devenu boum. On n’est pas précurseur en la matière et on n’est pas non plus en queue de peloton. On essaye d’avancer avec un consensus, par étape. Mais on n’est pas encore rendus à remplacer le «ph» par un «f».»

L’OQLF ne recommande rien

Selon l’OQLF, aucun journaux ni magazines généralistes au Québec n’applique aujourd’hui l’orthographe rectifiée de bout en bout. Quelques publications plus ciblées le font cependant. Le magazine Camping caravaning, le Journal de l’Assurance, ou encore Lurelu, revue consacrée à la littérature jeunesse, font partie de ceux-là. Quelques revues pédagogiques ou linguistiques le font également. Plusieurs publications étudiantes, comme Forum ou Les Diplômes à l’Université de Montréal, ou Main blanche à l’UQÀM et surtout quelques médias francophones hors Québec telles que Le Franco, journal francophone de l’Alberta, L’Express de Timmins, journal franco-ontarien ou encore Le Voyageur, à Sudbury.

De son côté, l’OQLF ne donne aucune recommandations aux médias quant à l’utilisation de l’une ou de l’autre forme. Lorsque ses linguistes inventent de nouveaux  mots pour les nouveaux objets ou phénomènes qui traversent notre société, la nouvelle graphie est cependant toujours adoptée. Quant à la Banque de dépannage linguistique à laquelle se réfère nombre de journalistes lorsqu’ils ont un doute sur l’orthographe d’un mot, elle intègre toutes les variantes acceptées.

«Il arrive cependant que la forme rectifiée n’apparaisse pas encore, précise Danielle Turcotte. Car pour qu’une forme fasse son entrée dans la base, il nous faut une source. Si personne n’a écrit ce mot sous cette forme-là, même si elle est correcte, nous ne l’intégrons pas.»

Effet boule de neige

La polémique qui a eu lieu un peu plus tôt cet hiver est venue du fait que les éditeurs de manuels scolaires français ont décidé de tenir compte dès la rentrée prochaine de l’orthographe rectifiée et que les écoliers de l’autre côté de l’Atlantique vont donc commencer à apprendre à lire et à écrire avec cette nouvelle forme. Ici au Québec, le ministère de l’Éducation tient compte des rectifications dans la correction des examens de fin d’année et dans la liste orthographique à l’usage des enseignantes et des enseignants. Quant aux maisons d’édition qui produisent du matériel pédagogique, elles peuvent elles aussi choisir d’intégrer ou non les rectifications de l’orthographe dans leurs ouvrages. À l’usage, il apparait que les ouvrages récents les incluent.

Par ailleurs, l’UQÀM enseigne l’orthographe rectifiée dans ses cours de grammaire du français écrit et l’Université de Montréal le fait, notamment, dans les cours s’adressant aux futurs enseignants. L’Université de Sherbrooke, elle, demande à ses formateurs et à ses formatrices de tenir compte à la fois des anciennes et des nouvelles graphies dans la correction des travaux.

«C’est sûr que si la jeune génération s’habitue à la graphie rectifiée, petit à petit, celle-ci va s’imposer, estime Danielle Turcotte. Et de plus en plus de médias vont l’intégrer eux-aussi. Alors, elle sera de plus en plus visible et ça a avoir un effet boule de neige. Les médias sont des relayeurs. Ils sont à la fois nos meilleurs alliés et nos pires ennemis.»

Vers une évolution?

À Métro, où tant les lecteurs que les journalistes sont particulièrement jeunes, Mme Quintal affirme cependant que personne, dans la salle de nouvelles, ne lui a fait part de son souhait d’utiliser la nouvelle orthographe.

«Les gens ici ne sont pas très chauds en fait, indique-t-elle. S’il y a consensus, c’est plutôt sur le fait de préserver les anciennes formes.»

À L’Actualité, Mme Haché reconnait que c’est un sujet qui n’est pas évoqué régulièrement mais que l’équipe de correction est attentive, notamment à ce qui se fait ailleurs.

«Suite à la polémique sur les réseaux sociaux, nous avons prévu de nous rencontrer pour en discuter, avoue-t-elle. Mais je dois dire que le plus grand défi que nous avons aujourd’hui en matière d’orthographe, c’est le multiplateforme. Le fait que tous les textes ne sont pas forcément révisés avant d’être mis en ligne. Ça pose un problème au niveau de l’uniformisation.»

De son côté, Michèle Malenfant croit elle aussi qu’il faudra bien un jour qu’ils en parlent entre collègues et que sans doute il faudra un peu évoluer sur le sujet. Peut-être que si le dossier n’est pas encore sur la table, c’est que le lectorat du Devoir, tout comme son équipe de correction, ne fait pas partie de cette jeune génération de plus en plus biberonnée à la réforme.

«Mais je serais quand même triste de voir disparaitre le circonflexe, conclut-elle. Il est là pour rappeler la présence d’un «s» à une certaine époque. Ce «s» a disparu dans le mot, mais le circonflexe explique pourquoi on le retrouve encore dans ses dérivés. Prenons par exemple «hôpital» et «hospitaliser». Moi, je l’aime bien ce circonflexe!»

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