Naël Shiab : «Savoir coder, c’est une corde de plus à ton arc»

Il n’a que 27 ans, est sorti de la maitrise en journalisme depuis un an à peine et il a déjà une permanence à L’Actualité. Le secret de Naël Shiab? Être l’un des rares spécialistes du journalisme de données au Québec. Projet J l’a rencontré.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

10551503_10153200234195600_6715624680751221706_oAu contraire de bien des journalistes, lorsque Naël Shiab se met à parler de statistiques, de pourcentages ou de tableaux Excel, son regard s’illumine.

«Le langage de programmation, c’est quelque-chose qui m’intéressait déjà quand j’étais ado, raconte-t-il. Mais le déclic de pouvoir mêler le journalisme et ma passion est venu lorsque je travaillais à Radio-Canada en Ontario. Je faisais un sujet sur les écoles francophones et je voulais vérifier leur taux d’occupation. J’ai reçu un fichier Excel de la part du ministère de l’éducation. Et là, j’ai pu calculer lesquelles débordaient, lesquelles étaient sous-utilisées. Ça m’a permis de comprendre qu’il y avait un vrai problème. Simplement parce que je savais lire les données d’un tableur, j’ai pu sortir plusieurs exclusivités. J’ai compris que j’avais peut-être quelque-chose que d’autres n’avaient pas et que dans un contexte de crise et de réductions des effectifs dans les salles de nouvelles, ça pourrait sans doute me permettre de tirer mon épingle du jeu.»

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Quelques mois plus tard, Naël Shiab entend parler de la maitrise en journalisme de données à l’Université de Halifax en Nouvelle Écosse. La seule maitrise du genre au Canada. Il se retrouve alors durant quelques mois sur les bancs de l’Université avant un retour en Ontario. On est au printemps 2015, il vient de décrocher son diplôme.

Créer la nouvelle

Au même moment, Métro Montréal se met en quête d’un journaliste de données. Il postule et devient officiellement le premier journaliste de données à temps plein au Québec.

«J’espère qu’on va bientôt être plusieurs, avoue-t-il. Car selon moi, c’est un format à part entière et qui permet d’une part de débusquer des exclusivités, d’autre part de déconstruire le discours des politiques. Toutes les décisions sont prises à partir de statistiques. Dans notre vie, tout est algorithme. Savoir faire parler les chiffres dans un tableur, comprendre les données brutes et être capable de les analyser, c’est certain que ça permet de ne pas se faire mener en bateau.»

Ça permet de vérifier l’information, pas uniquement de partager un communiqué de presse. De créer la nouvelles, pas seulement de surfer dessus.

«Et je ne parle pas là de savoir coder un robot, ajoute-t-il. Ça, c’est encore autre chose, ça me permet à moi de présenter l’information autrement, de la personnaliser notamment. Mais rien que savoir lire des colonnes de chiffres, ça permet déjà de sortir des histoires intéressantes et bien souvent d’intérêt public. Un texte de cinq cents mots peut très bien être du journalisme de données, si pour l’écrire, tu es parti de fichiers bruts.»

Une technique qui pourrait être donnée à tous les journalistes, si tant est qu’ils y trouvent un intérêt, croit-il. Car selon lui, ce n’est pas plus compliqué que d’acquérir la maitrise d’une caméra ou les techniques de montage. Or, de plus en plus de professionnels de l’info le font aujourd’hui.

Des exclusivités

Naël Shiab a passé quelques mois au journal Métro. Assez pour se faire remarquer et décrocher en novembre, au dernier congrès de la FPJQ, la bourse Arthur-Prévost, décernée à un jeune journaliste prometteur. Il donne des conférences, est formateur pour la FPJQ où il apprend à d’autres comment coder leur premier robot, et a relancé avec d’autres passionnés du bigdata, les soirées Hacks/Hackers, mouvement international qui depuis 2011, organise des rencontres entre journalistes, programmeurs et développeurs afin de dédramatiser le code.

Assez également pour réaliser plusieurs sujets qui ont fait grand bruit. En décembre notamment, il réalise une application permettant à tout un chacun de savoir, selon sa situation personnelle, combien il toucherait s’il tombait sur l’aide sociale et combien, en fonction de ses dépenses, il lui resterait dans les poches à la fin du mois. Une manière de relativiser l’image de profiteurs souvent véhiculée.

Grâce aux analyses de M. Shiab, Métro sort également quelques exclusivités, sur l’augmentation des accidents d’autobus à la STM notamment. Le journal parle également plus directement à ses lecteurs grâce à la personnalisation des informations. On vous parle de réchauffement climatique? Naël Shiab, lui, va pouvoir vous dire ce que ça signifie exactement pour votre ville à vous.

«C’est toujours la question que je me pose, explique-t-il. Je pense à ma mère. Je me demande ce qu’elle, elle veut savoir. Prenons le budget, c’est très abstrait. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir sortir l’impact pour telle ou telle personne.»

Un extra-terrestre?

Lors du budget à Québec, le 17 mars dernier, le jeune journaliste vient de poser ses valises au magazine L’Actualité. Pour la première fois, il vit le huis-clos. Dès l’embargo levé, il publie un moteur permettant aux lecteurs de savoir, en fonction de leurs revenus bruts, quel sera leur montant d’impôt, et surtout, à quoi chacun de ces dollars remis au fisc seront dévolus.

«Ça a très bien fonctionné, avoue-t-il. C’est alors que la rédaction a pensé à m’envoyer à Ottawa pour le budget fédéral. La veille, on a compris que ce qui serait important, ce serait les allocations familiales et j’ai donc décidé de me concentrer là-dessus. La huis-clos a une nouvelle fois été intense mais au sortir, j’ai réussi à mettre en ligne un robot permettant à chaque famille de savoir combien elle aurait en plus dans ses poches. Ça a été un gros coup! Après 36 heures, c’était déjà le texte le plus lu à L’Actualité depuis le 1er janvier 2014.»

À L’Actualité, Naël Shiab apprécie faire partie d’une grosse équipe composée de journalistes expérimentés, susceptibles de le conseiller et de lui faire remarquer lorsqu’un des «bidules» qu’il essaye de fabriquer est bien fun… mais pas vraiment d’intérêt public. Susceptibles également de lui dire qui appeler sur tel ou tel sujet. Des mentors en somme.

Il reconnait également que son profil peut en effrayer certains.

«Dans le milieu, il y en a qui me perçoivent comme un extra-terrestre, s’amuse t-il. Dans la tête de certains, ce que je fais, c’est de la magie, voire de la sorcellerie. Surtout parce que je code. Si j’étais en train de jouer dans des fichiers Excel et qu’à la fin, j’écrivais un texte, ce serait perçu différemment. Mais le fait que je sois capable de fabriquer mes robots et mes extracteurs de données, ça impressionne et ça inquiète parfois. Je leur montre une facette du métier qu’ils se croient incapables d’atteindre un jour. Or, ils entendent de plus en plus que c’est ça l’avenir. Certains me demandent si ça signifie que tous les journalistes devront dorénavant être forts en maths… non, mais c’est sûr que c’est un avantage. Comme d’avoir des contacts au SPVM. C’est une corde de plus à ton arc.»

Stress et pression

Naël Shiab admet cependant bien volontiers que sa position ne soit pas toujours très confortable. Parce qu’il doit sortir des exclusivités et qu’au moment de mettre en ligne, il lui arrive parfois de douter de lui et des robots qu’il a programmés pour extraire les données et les faire parler.

«Quant tu es un universitaire, tes données sont relues par tes pairs durant des mois et des mois avant qu’elles ne soient publiées dans un magazine scientifique, explique-t-il. Moi, il n’y a pas ça. Je ne peux pas aller voir un journaliste dans un autre média mais dont je connais l’intérêt pour les données, et lui demander ce qu’il pense de mes résultats. C’est la concurrence. Je peux parler à des experts pour savoir s’ils sont étonnés par mes chiffres, mais là encore, je risque la fuite. J’ai souvent l’impression de travailler sans filet. À la fin, lorsque je publie, il y a toujours une crainte. Tu te demandes toujours si tu n’as pas multiplié au lieu de diviser parce que ce jour-là tu étais fatigué, donc moins attentif…»

Une crainte qu’il a eu notamment lors de la publication d’une enquête sur l’inspection dans les garderies privées et publiques du Québec. Les infractions commises et le temps mis pour y remédier.

«Il y avait des milliers de chiffres et je me suis dit, chouette, je vais pouvoir m’amuser là-dedans, raconte-t-il. J’ai fait un robot pour extraire tout ça et je me suis retrouvé avec 55 000 données. J’ai commencé à travailler et là, j’ai détecté des incohérences. J’ai fini par comprendre pourquoi et j’ai recodé mon robot. Sauf que le doute s’était installé dans ma tête. La semaine de la publication, je n’ai pas dormi, j’ai tout revérifié je ne sais pas combien de fois. J’avais beaucoup de pression.»

Une pression qu’il se met lui-même également puisqu’à chaque reportage, Naël Shiab essaye d’apprendre quelque-chose en terme de technicité. Il lui arrive de proposer des sujets sans savoir à l’avance comment il va bien pouvoir faire pour fabriquer son robot. Car selon lui, la technologie va trop vite pour pouvoir accepter de rester au même niveau.

Son prochain objectif, parvenir à investir le public dans un reportage. Être capable de faire des programmes de crowdsourcing, des enquêtes dans lesquelles le public amènerait des données au fur et à mesure, de sorte que les résultats deviendraient de plus en plus précis.

«Ça se fait déjà beaucoup aux États-Unis, explique-t-il. L’idée, c’est de dire aux lecteurs, voilà, on a mis le doigt sur une situation, celle-ci perdure et, en nous faisant remonter des données, vous pouvez faire pression pour que ça cesse. Et là, on est vraiment dans l’intérêt public.»

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