L’info à Radio-Canada à l’heure du multiplateforme

Dans une thèse publiée un peu plus tôt cette année, Julien Paquette expose son analyse de l’avenir de l’information à Radio-Canada. À l’heure de la révolution technologique et alors que le gouvernement libéral de Justin Trudeau a promis de réinjecter plusieurs centaines de millions de dollars d’ici les cinq prochaines années,  les cadres du service public misent sur le multiplateforme, la valeur ajoutée et le dialogue avec l’auditoire. Résumé des principaux résultats en cinq mots clés.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

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Multiplateforme

On le sait depuis la publication du plan stratégique 2015-2020 intitulé Un espace pour nous tous, Radio-Canada veut résolument prendre le virage numérique. «Pour ce faire, le diffuseur public devra adapter sa façon de distribuer ses contenus culturels, écrit Julien Paquette, étudiant à la maitrise en communication à l’Université d’Ottawa, sous la direction du professeur Pierre C. Bélanger. Mais aussi l’information produite par ses journalistes.»

Des journalistes qui si jusque-là étaient affectés à un support, la radio ou la télé, sont appelés aujourd’hui à décliner leur sujet sur les différentes plateformes que sont la télévision et la radio toujours, mais aussi désormais, le web et les médias sociaux.

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«Les dirigeants s’entendent tous pour dire que le pilier de cette nouvelle organisation des salles de nouvelles est l’affectation, note M. Paquette. En matinée, les «affectateurs» identifient les sujets prioritaires du jour. On établit alors un plan de match sur les façons de les décliner à la télé, à la radio et sur le web. Ils s’assurent également d’allouer les ressources nécessaires à la cueillette d’information pour ces sujets. C’est donc dire que, lorsque la couverture d’un sujet prioritaire nécessite des ressources plus importantes, plus d’un journaliste peut être assigné pour couvrir la même histoire.»

Et ce, afin de ne pas trop augmenter la charge de travail, peur numéro une des salariés du diffuseur public, à l’aube de cette nouvelle organisation. Et même si les cadres se disent à l’écoute de ces préoccupation et les employés plutôt rassurés, ces derniers indiquent que, parfois, les différentes responsabilités peuvent être lourdes à porter.

«On attend désormais des journalistes sur le terrain qu’ils soient en mesure de : a) recueillir le matériel nécessaire à la préparation d’un topo pour le Téléjournal, indique Julien Paquette, b) assurer le montage de ce reportage avant 18h, c) préparer (avant midi) un «faux direct» à la radio et mettre à jour cette intervention lorsque l’histoire suivie connaît des développements, d) envoyer des tweets avec des photos et, dans la mesure du possible, e) écrire un texte prêt à être mis en ligne. En fin de journée, on demande également aux journalistes de préparer un topo radio pour le lendemain matin et de laisser une suggestion de sujet au journaliste en devoir tôt le matin.»

Résistances

D’où un certain nombre de résistances. D’ordre financières au début de la mise en place du plan alors que l’ex-gouvernement conservateur annonçait coupures sur coupures et que le changement s’accompagnait d’une réduction drastique des effectifs – entre 2009 et 2020, un tiers de la main d’œuvre aura été abolie.

Résistances de l’ordre des ressources humaines également.

«Des fois, j’ai l’impression que, par la force des choses, on a tellement de grosses commandes, il faut tellement alimenter vite, qu’on en vient à faire de la saucisse.» M. Paquette rapporte ainsi les propos d’un des journalistes du bureau d’Ottawa ayant participé à un forum de discussion pour les besoins de sa thèse.

Des résistances auxquelles les directeurs se disent attentifs et auxquelles ils répondent par de l’écoute, de la formation et la mise en place de projets pilotes concernant l’adoption de certaines technologies destinées à faciliter le travail des journalistes sur le terrain.

Julien Paquette rapporte qu’environ 15 % de la main d’œuvre est proactive au sujet de l’intégration des technologies dans leur environnement de travail. Quinze autres pour cent y sont réfractaires, et au milieu, 70 % attendent d’être convaincus. Le directeur général de l’information, Michel Cormier, estime que c’est ceux-là qu’il faut parvenir à guider vers le changement pour mener à bien le virage numérique.

Valeur ajoutée

Face à l’explosion des réseaux sociaux et des canaux d’information en continu, tous les médias traditionnels, publics comme privés, doivent s’adapter. Oui à l’information «sur le pouce» donc, Radio-Canada ne peut pas y couper. Mais encore faut-il aussi proposer de la valeur ajoutée, notamment dans les téléjournaux et dans les émissions d’affaires publiques. Parce qu’il est dans le mandat des médias de service public en général d’éduquer et d’informer. Parce que, souligne Michel Cormier, l’une des missions fondamentales de la SRC est «de donner au citoyen toute l’information dont il a besoin pour faire des choix éclairés dans sa vie.»

«Michel Cormier nous apprend que, contrairement à certains sites web agrégateurs de nouvelles (comme Buzzfeed), les images et les nouvelles plus ludiques, lorsqu’elles sont présentées par Radio-Canada, suscitent peu de réactions, écrit Julien Paquette. M. Cormier ajoute que ce sont plutôt les enquêtes journalistiques, comme celles réalisées par Marie-Maude Denis et Alain Gravel pour l’émission Enquête, et les analyses par des professionnels crédibles comme Gérald Fillion en économie et Charles Tisseyre en sciences qui permettent au diffuseur public de se démarquer dans l’univers numérique.»

Ralentir le rythme de la nouvelle sans pour autant être en retard, voilà le grand défi que se fixent les cadres de l’information de Radio-Canada. Une gageure partagée par les employés.

«Le défi à plus ou moins long terme va être de conserver notre rôle de journaliste et de ne pas être que des rapporteurs, estime un des participants aux forums de discussion. Je ne te dis pas qu’il faut que ce soit une thèse de doctorat chaque fois que tu fais un reportage, mais il faut qu’il y ait un niveau d’analyse.»

Proximité

Or, certains employés voient parfois des contradictions entre ce que prônent leurs cadres dirigeants et ce qui se fait réellement. D’un côté, on leur demande d’apporter de la valeur ajoutée à leur reportage… d’un autre, on leur dicte de se souvenir que le citoyen moyen n’utilise pas plus de 150 mots différents dans une journée. Employer des formules et des concepts trop sophistiqués, c’est forcément le perdre. «Employer un vocabulaire plus familier sans être racoleur», insiste Michel Cormier. Ne pas hésiter à proposer des sujets plus légers, plus populaires… sans pour autant tomber dans le sensationnalisme.

Et pour cela, être à l’écoute du public, lui qui avec l’avènement des médias sociaux notamment, n’hésite pas à exprimer ses besoins, ses envies, ses critiques. Jusque-là, seuls les journalistes décidaient de ce qui devait intéresser le public. Or, les journalistes ne sont pas forcément représentatifs de la société. Pour fidéliser l’auditoire, un mot d’ordre parmi d’autres, l’écouter et creuser les sujets qui l’intéressent.

Rayonnement

Enfin, les directeurs du diffuseur public insistent sur le fait qu’un contenu, aussi intéressant et pertinent soit-il, n’existe pas s’il passe inaperçu.

«Le nerf de la guerre, maintenant, c’est aussi le rayonnement de l’information, estime Michel Cormier. On ne peut plus se permettre de faire de l’information de qualité en se disant : “si elle est bonne, les gens vont venir la consommer”. Il faut la proposer aux gens là où ils se trouvent, au moment où c’est propice pour eux de la consommer, et dans le format approprié.»

Ainsi, si tous les contenus ne peuvent pas être déclinés sur toutes les plateformes, celles-ci doivent cependant servir à faire la promotion de tel ou tel sujet, telle ou telle émission.

À ce sujet, certains employés croient d’ailleurs qu’aujourd’hui encore, le multiplateforme sert principalement à faire rayonner la production télévisuelle.

«La télé est encore le moteur et ce qui gère un peu le choix des sujets et, en même temps la charge de travail, estime l’un des employés interrogés par Julien Paquette. Parce que, veut veut pas, c’est une émission d’une heure. Il faut remplir une heure de contenu pertinent et, on a des ressources limitées du côté journalistique.»

«Les employés déplorent qu’encore trop peu de cueillette d’information soit réalisée spécifiquement pour le web, analyse l’auteur de la thèse. Ils affirment qu’à force de créer du contenu numérique à partir des reportages télévisuels, Radio-Canada ne se démarque pas et en vient à faire uniquement des «textes d’agence». Un autre participant mentionne toutefois qu’un changement de mentalité doit s’opérer chez les employés, et non pas seulement chez les patrons, nuance-t-il. Afin que le web devienne réellement la priorité. «La télé, c’est facile, c’est sécurisant».»

Malgré toutes les contraintes et certaines critiques, Julien Paquette semble optimiste quant à la réalisation des objectifs de 2020.

«Notre analyse a permis de démontrer que le plan de la direction en information est prometteur et devrait livrer les résultats attendus d’ici 2020, conclut-il, tout en ajoutant que ces résultats viendront seulement si les dirigeants passent de la parole aux actes en ce qui concerne l’embauche de techniciens spécialisés en infographie et en intégration web. Il faudra également livrer la marchandise en ce qui concerne la formation de la main d’œuvre pour s’assurer que les journalistes de Radio-Canada soient bien équipés pour contribuer au virage numérique.»

Ici, l’avenir du service de l’information, Julien Paquette, sous la direction de Pierre C. Bélanger

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