«La technologie a tué le journalisme»

C’est en tout cas ce que croit l’historien Jocelyn Saint-Pierre, qui dans l’avant-propos de son dernier ouvrage consacré à la tribune de la presse de Québec depuis 1960, avoue que le titre choisi pour cet article aurait très bien pu être celui de son livre. Projet J a voulu en savoir un peu plus.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

002«Je suis moi-même tombé des nues, avoue-t-il en entrevue avec Projet J. Beaucoup de membres de la tribune de la presse, des anciens comme des plus jeunes, m’ont parlé de l’accélération de la production de la nouvelle. Ils disent ne plus avoir assez de temps pour vérifier tout ce qui se dit à l’assemblée. Et qu’on ne leur donne pas assez de place pour bien faire passer le message. Certains parlent d’un cycle infernal. Et c’est John Grant, qui a travaillé à CTV et à Radio-Canada, qui a eu cette formule selon laquelle la technologie aurait tué le journalisme. Ça a été une révélation pour moi.»

Une accélération qu’il fait remonter aux années 60 avec l’apparition de la télévision comme média de masse.

«Dans les années 50, dans les journaux, il pouvait y avoir chaque jour une page ou deux sans publicité, consacrées à l’information parlementaire. Aujourd’hui, la meilleure clip à la télé, c’est neuf secondes! Un journaliste m’a dit qu’il avait dû un  jour résumer André Laurendeau en dix secondes. On ne peut pas dire grand-chose en dix secondes… et maintenant voilà qu’arrive Twitter et ses 140 caractères…»

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Jocelyn Saint-Pierre se souvient de l’époque des grosses caméras et du film. Époque durant laquelle il fallait demander à un ministre qui venait de faire une déclaration s’il accepterait de venir répéter sur le parquet de la chambre ce qu’il avait dit en chambre. Ensuite, il fallait faire développer la pellicule et l’envoyer à Montréal par le bus. De sorte que dans une journée, il ne se produisait pas plus de deux ou trois nouvelles en provenance de Québec.

«Un technicien de Radio-Canada m’a expliqué avoir sauvé environ deux heures par jour dans la production de la nouvelle, explique-t-il. Ça, c’est un bienfait de la technologie. Mais qu’est-ce qu’on a fait de ce temps-là? On a produit plus de nouvelles. Un journaliste m’a confié être déjà passé quatorze fois à la télé dans une journée. Comment voulez-vous prendre du recul sur la nouvelle?»

Dans l’instantané

Une situation rendue possible grâce aux technologies électroniques d’abord, puis numériques, mais qui se perpétue avec la complicité des journalistes, nombreux à être mués par la course au scoop.

«Combien m’ont dit se réveiller tôt le matin et se demander tout de suite quelle sera la nouvelle du jour? Cette course existe vraiment, indique Jocelyn Saint-Pierre. Ils se côtoient  tous les jours. Ils sont collègues, mais ils sont aussi en concurrence. Et ils aiment être les premiers sur la nouvelle. La technologie a rendu leur métier très stressant. Un des plus stressants. Ils avouent être inquiets, ils concèdent que parfois, ils sortent une nouvelle sans avoir pu faire toutes les vérifications. Mais il y a cette volonté d’être le premier. Et être le premier aujourd’hui, c’est être dans l’instantané.»

M. Saint-Pierre estime par ailleurs que la technologie a également modifié la politique en elle-même. La télévision a permis aux politiciens de toucher un plus grand nombre de citoyens et d’électeurs. Le numérique et les réseaux sociaux leur permettent aujourd’hui de passer outre les journalistes et de parler directement au public.

«C’est un vieux rêve pour les acteurs de la vie politique que de pouvoir se passer des journalistes, s’amuse-t-il. Ça leur permet de passer leur message sans trop d’intermédiaires. Je ne suis donc pas surpris de voir qu’ils ont investi Twitter. Cela dit, peut-être aussi qu’ils parlent un peu trop. Il faut exister. Or, tous n’ont pas forcément des choses intéressantes à dire tous les jours.»

Quant au journaliste, il y perd un peu son rôle de médiateur. Mais les réseaux sociaux sont une formidable source intarissable d’informations.

«Des infos pertinentes?, questionne cependant l’historien. Je ne suis pas certain. Je pense que ce mouvement a aussi alimenté le cynisme qui traverse notre société. Si elle n’a pas complètement tué le journalisme, la technologie a au moins eu l’effet de multiplier l’opinion sur la place publique et de révéler certaines choses que les journalistes savaient mais qu’ils taisaient. La société y a-t-elle gagné? Il est peut-être encore trop tôt pour répondre.»

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