Affaire Lagacé : les réactions vont bon train

Depuis que La Presse a révélé hier matin que le téléphone de son journaliste vedette Patrick Lagacé avait été mis sur écoute durant six mois par le Service de police de la ville de Montréal (SPVM) et que, qui plus est, celui-ci avait été géolocalisé en temps réel… les réactions n’en finissent pas de pleuvoir. Projet J fait le point.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Et preuve que l’affaire fait grand bruit, Edward Snowden lui-même, le lanceur d’alerte de plus célèbre de la planète, réfugié aujourd’hui encore en Russie car interdit de séjour aux États-Unis depuis qu’il a révélé les activités de surveillance de masse de la NSA, y est allé de son petit post sur son compte Twitter.

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En d’autres termes, «Êtes-vous un journaliste? Il n’y a rien d’hypothétique à ce que la police vous espionne pour identifier vos sources. Ça se passe aujourd’hui».

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L’espionnage dont a fait l’objet le journaliste de La Presse a ainsi fait le tour de la planète au point que plusieurs journaux internationaux en ont parlé dans leurs colonnes. Premier d’entre eux, Le Monde en France, qui souligne une autre réaction, celle de Costa Labos, ex-responsable des affaires internes de la police de Montréal, muté vendredi dernier, qui reconnait cette surveillance et la filature du journaliste.

Sans «minimiser» l’affaire, l’inspecteur-chef se justifie en déclarant comprendre que certaines personnes puissent avoir été offusquées ou dérangées par le fait que leur téléphone ait fait l’objet de surveillance, mais qu’il leur faut faire leur travail.

Un point de vue que ne partage pas la grande majorité de ceux, fort nombreux, qui se sont exprimés sur le sujet. Selon la firme d’analyse médiatique Influence Communication, le dévoilement de l’affaire occupait déjà hier matin la deuxième place de son classement quotidien des sujets les plus relayés dans les médias traditionnels, quant à l’indignation collective qu’elle suscite, elle se place aujourd’hui tout en haut du top 5. Patrick Lagacé était également tôt hier matin sur Twitter, le deuxième mot clic à travers tout le Canada.

La FPJQ «révoltée»

Depuis, les réactions arrivent de toutes parts et en premier lieu bien sûr, de l’industrie des médias elle-même. Nombre de journalistes ont exprimé leur dégout, leur tristesse, voire leurs craintes pour la protection de leurs propres sources à eux. Par le biais d’une prise de position, la Fédération professionnelle des journalistes s’est dite «révoltée». Elle estime que «l’espionnage téléphonique d’un journaliste d’une telle ampleur est du jamais vu au Québec».

Le syndicat de La Presse (STIP) dénonce quant à lui «vigoureusement» le SPVM, de même «que la juge qui a autorisé le mandat de surveillance, renouvelé à 24 reprises.

«Uniquement à La Presse, il y a des dizaines de journalistes professionnels qui ont des raisons concrètes de s’inquiéter des agissements du SPVM, affirme son président Charles Côté. Et je suis certain que le sentiment est partagé dans tous les médias ce matin.»

Raison pour laquelle les patrons de tous les grands médias du Québec ont mis de côté leurs querelles concurrentielles pour signer ce matin une lettre ouverte commune. Ils en appellent à des actions concrètes afin de protéger les sources journalistiques.

«C’est essentiel pour la liberté de la presse, un droit fondamental consacré par la Charte canadienne des droits et libertés et reconnu par la Cour suprême du Canada», écrivent-ils, demandant par la même occasion à ce que la procédure pour obtenir un mandat de surveillance contre un journaliste soit plus contraignante, et surtout, surtout, que le chef du SPVM Philippe Pichet réponde à la question que tous les professionnels des médias se posent aujourd’hui, à savoir quels journalistes ont été espionnés et lesquels le sont encore?

Une organisation malade et mal gérée

Lors d’un point presse organisé hier, le chef Pichet n’a en effet pas exclu que d’autres journalistes aient pu faire l’objet de surveillance dans le passé, ni que le procédé ne puisse se reproduire dans l’avenir. Il a ainsi défendu l’espionnage du téléphone du journaliste, estimant qu’il s’agissait d’une «situation exceptionnelle qui a été traitée avec des moyens exceptionnels. Je n’ai rien contre la liberté de la presse, a-t-il ajouté. Mais nous avons aussi un travail à faire, et quand il y a des allégations criminelles contre un policier, le public doit être conscient qu’on prend tous les moyens possibles.»

Un avis que ne partage pas la Fraternité des policiers et policières de Montréal, qui condamne la surveillance de Patrick Lagacé.

«C’est une approche symptomatique d’une organisation malade et mal gérée, estime son président Yves Francoeur. Tout le monde se demande s’il y a d’autres journalistes espionnés. Le directeur Pichet a encore une fois manqué de jugement en faisant confiance à l’inspecteur-chef Costa Labos. Jusqu’à vendredi passé, M. Labos était encore à la tête des affaires internes même si nous avions demandé son déplacement à deux reprises.»

Quatorze juristes dont ceux de la Clinique Juripop estiment quant à eux que depuis quelque temps, le pouvoir judiciaire est fréquemment utilisé à l’encontre de la liberté de presse et demandent une enquête publique sur l’écoute et l’espionnage des médias et des journalistes. Selon eux, le fait que Patrick Lagacé ait pu être visé par 24 mandats émis par un juge de paix, constitue une atteinte grave aux garanties constitutionnelles et un dangereux précédent pour notre société de droit.

Le maire de Montréal Denis Coderre s’est lui aussi dit interloqué par ces décisions de justice. Interrogé lors d’un point presse, il a admis qu’il faudrait faire des vérifications du côté de la justice pour voir si les juges ont eu raison d’agir ainsi, renvoyant le dossier dans la cour des ministères de la Sécurité publique et de la Justice.

Il a par ailleurs répété que ce n’est pas son rôle de maire de s’insérer dans les enquêtes policières ou dans le travail général du SPVM.

«C’est inquiétant comme situation, mais on ne demandera la tête de personne aujourd’hui, il faut d’abord comprendre dans les détails ce qui s’est passé et si c’était justifié», a-t-il déclaré, tout en réitérant sa confiance en M. Pichet. Selon lui, rien pour l’instant ne peut justifier la demande de l’opposition officielle, Projet Montréal, qui a exigé que le chef de police se retire temporairement le temps de faire la lumière sur ce dossier.

Outré, troublé, abasourdi

D’autres réactions sont venues de Québec et Ottawa. Les révélations de La Presse laissent le chef péquiste Jean-François Lisée  «complètement outré», a-t-il dit dans une entrevue au 98,5FM hier matin. Lui-même ancien reporter, il estime que le travail du journaliste fait partie de la démocratie.

«C’est un genre de soupape pour que des informations qui devraient circuler, mais ne circulent pas, puissent arriver aux lecteurs, aux citoyens, et même aux élus», a-t-il ajouté.

La ministre de la Justice, la libérale Stéphanie Vallée a quant à elle admis que la situation était extrêmement troublante. En entrevue avec Le Droit en marge d’une conférence de presse tenue à Gatineau lundi matin, elle a indiqué avoir demandé plus de détails sur ce dossier.

«La demande qu’on a formulée pour obtenir plus d’informations nous amènera à voir, le cas échéant, s’il y a des gestes à poser pour la suite des choses, mais pour le moment, je ne peux pas vous dire», a-t-elle indiqué, ajoutant devoir tout à la fois ménager la liberté de la presse et la liberté judiciaire.

Sa collègue du ministère des Relations internationales et de la francophonie, elle aussi ex-journaliste, Christine Saint-Pierre a pour sa part affirmé que la protection des sources journalistiques est fondamentale. «Pour avoir été journaliste pendant 30 ans, je peux vous dire que c’est essentiel, primordial et important pour que vous puissiez faire votre travail en toute liberté et correctement», a-t-elle déclaré.

Du côté de Québec Solidaire, on s’inquiète surtout pour les lanceurs d’alerte. L’une des trois élus à l’Assemblée nationale, Manon Massé, observe que depuis des mois, le SPVM et la Sûreté du Québec se démènent pour identifier les policiers qui se confient aux journalistes quand une enquête fait du surplace. «On voit aujourd’hui qu’ils sont prêts à tout pour entraver le travail essentiel des journalistes et faire taire les sources», souligne-t-elle.

À Ottawa, le chef  du Nouveau parti démocratique Thomas Mulcair s’est dit «abasourdi» par la nouvelle et a appelé la population à «se tenir debout face à une telle invasion de nos droits et libertés». Par voie de tweet, la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly a elle aussi rappelé que la liberté de presse est une valeur démocratique absolument fondamentale. Elle s’est dite «troublée» par les révélations.

Quant au chef du Bloc québécois Rhéal Fortin, il a été «stupéfait d’apprendre que des mandats qui semblent être très larges» aient permis la surveillance d’un journaliste.

Patrick Lagacé «vivifié»

160406_yp8lt_patrick-lagace_sn635Quant au principal intéressé, Patrick Lagacé, il s’est longuement exprimé hier en ondes et a consacré sa chronique de ce matin à l’affaire dont il est au cœur.

Il y explique comment l’éditeur adjoint de La Presse Éric Trottier lui a appris la nouvelle jeudi soir, et les quelques jurons qui sont alors sortis de sa bouche. Plus sérieusement, à ceux qui depuis hier lui demandent comment il se sent, il répond que cela n’a finalement pas grande importance.

«Cette affaire n’a rien à voir avec Patrick Lagacé, le gars, écrit-il. Elle a tout, absolument tout, à voir avec le métier que je fais. Un métier dont on dit qu’il est impopulaire. Un métier dont on dit même qu’il est en voie de disparition. C’est pourtant un métier qui est la cible de bien sales manœuvres pour qu’il ne dérange pas trop, trop la marche triomphale des plans de communications… la preuve, le SPVM a décidé d’être le premier corps de police canadien à obtenir formellement le droit d’espionner un journaliste! Le métier doit encore avoir quelque importance…»

Il avoue ensuite se sentir «vivifié» par l’incroyable intérêt du public pour «ce scandale journalistico-policier». Par les témoignages de ses confrères et collègues qui lui ont dit que leurs sources avaient encore plus envie de leur parler depuis hier matin.

«Peut-être que la manœuvre de la police à Pichet fera peur à certaines sources actuelles ou potentielles. Mais j’ai l’impression qu’elle va aussi réveiller des vocations courageuses qui trouvent que cela commence à bien faire, conclut-il. À nous, journalistes, de faire honneur à leurs confidences.»

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