«Chaque fois qu’un média s’éteint, ce sont des histoires qui ne seront jamais racontées»

Ce n’est pas parce que nous sommes entrés dans l’ère de la surinformation que le champ des sujets s’est élargi. Il existe encore nombre d’invisibilités médiatiques, que la revue Esprit Libre s’est attelée à décortiquer dans un ouvrage collectif à mettre entre toutes les mains des journalistes et patrons de presse.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

Les médias parlent-ils plus aujourd’hui d’environnement et d’écologie que dans les décennies précédentes? Oui. Le font-ils avec un regard assez critique? Endossent-ils réellement leur rôle de quatrième pouvoir lorsqu’ils le font? Trois fois non, répond Rémi Toupin, doctorant en science, technologie et société à l’Uqàm. En se penchant sur l’émission de radio-Canada, la Semaine verte et sur les pages Environnement du Journal de Montréal, il s’est aperçu que jamais, ou alors très rarement, le modèle productiviste de nos sociétés n’y est remis en cause.

Concernant le Plan Nord, par exemple, M. Toupin explique que «nous assistons [de la part du gouvernement] à  une forme de rhétorique verte, ou croissance verte, qui cherche principalement à valoriser le développement du marché, plutôt qu’à exécuter des efforts réels et concertés de protection de l’environnement et des populations concernées».

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Une rhétorique qui n’aurait pas tout ce poids si elle n’était pas «gobée» par les médias de masse, ajoute l’auteur, qui reproche à la couverture de rapporter les dires de ceux qui nous dirigent, sans les critiquer, ni même présenter une autre voix possible, moins proche de la norme. Autre voix que l’on ne distingue que dans les médias indépendants ou de niche, mais qui ne sont bien souvent lus ou écoutés que par des gens déjà convaincus.

La norme. Revenir toujours et encore à la norme. L’ouvrage démontre comment les médias donnent l’impression de parler de toujours plus de sujets et de phénomènes, tout en les décrivant de manière normative.

Couverture des sujets trans

Ainsi, la journaliste indépendante Judith Lussier admet que jamais les enjeux trans n’ont eu autant de temps d’antenne au Québec, mais qu’ils sont toujours expliqués selon une couverture hétéronormative.

«Il semble que ce soit toujours la même histoire qui nous soit racontée, écrit-elle. Celle d’une personne trans le plus souvent blanche, occupant un emploi respecté, «devenue hétérosexuelle», et disant être «née dans le mauvais corps». Pour les médias, seul ce récit hétéronormatif, qui implique la transformation d’un corps jugé non conforme en vue de mener une vie hétérosexuelle jugée normale, semble digeste.»

Un discours accessible qui rend invisibles d’autres expériences plus confrontantes, ajoute-t-elle. Celles des personnes trans racisées, des travailleuses du sexe, des personnes trans homosexuelles, bisexuelles, polyamoureuses, des personnes trans qui n’ont pas les moyens de se payer des chirurgies, qui n’en ressentent pas le besoin parce qu’elles se sentent bien dans leur corps ou qui ne souhaitent pas devenir stériles à la suite de ce changement de sexe. Bref, tout ce qui n’est pas la norme pour un journaliste blanc hétérosexuel.

Norme toujours. Le professeur en science politique à l’Uqàm, Ricardo Penafiel, revient sur la couverture du printemps érable dans les médias.

Il introduit d’abord son propos en notant que le statut de minorité ne correspond pas nécessairement à la faible proportion d’un groupe par rapport à un ensemble social plus vaste. En Afrique du Sud sous l’Apartheid, illustre-t-il, bien que les Noirs représentaient 80% de la population et les Blancs seulement 10%, c’était les Noirs qui étaient minorisés par une minorité dominante. Il en va de même des femmes, des pauvres ou de tout autre groupe subalterne dont la présence dans les médias ne correspond pas à leur importance numérique.

Pression sur les sonneurs d’alerte

Or, selon lui, un processus analogue se produit avec les forces sociales et politiques. Certains mouvements d’idées ont tendance à être marginalisés, voire stigmatisés de l’espace public et médiatique. Ce qui, croit-il, a été le cas des étudiants porteurs du carrés rouges.

Dans ce cas précis, le chercheur avance que les médias ont repris le discours politique dominant, en l’occurrence celui des libéraux de Jean Charest au pouvoir, alors même que celui-ci criminalisait un droit fondamental de tout citoyen, celui de manifester.

La faute à qui? À la démocratisation «théorique» de l’information, répond Lise Millette, journaliste à l’agence QMI et ex-présidente de la Fédération professionnelle des journalistes (FPJQ). Il est paradoxal de constater qu’en dépit d’une hyper-connexion, l’expression est de plus en plus balisée et parfois même instituée, normalisée ou définie par le politique.

Mme Millette dénonce «la traque juridique de l’intérêt public» et donne pour exemple tous les lanceurs d’alerte qui ont affaire à la justice. Ou encore la Loi 87 récemment votée à Québec et sensée justement protéger ces fameux lanceurs d’alerte. Sauf que d’une part, elle élude plusieurs organismes publics dont les municipalités, et d’autre part, elle retire toute protection à qui se confierait à un journaliste…

Conforter les gens dans leurs idées

«Cette pression sur les sonneurs et sonneuses d’alerte mine évidemment le débat public et la libre circulation de l’information, écrit-elle. La chasse aux sources, que ce soit par des entreprises ou des gouvernements, prend souvent un sens politique.»

Comment contrer cette traque? Avec des médias puissants et une diversité de voix. Or, l’heure est plutôt à la crise. Non seulement, les grands journaux et réseaux se voient affaiblis financièrement par la baisse de leurs revenus publicitaires et de leurs abonnements. Mais aussi, de nombreux médias ont fermé leurs portes ces dernières années.

«Chaque fois qu’un média s’éteint, ce sont des histoires qui ne seront jamais racontées, rappelle Pascale Saint-Onge, présidente de  la Fédération nationale des communications de la Centrale des syndicats nationaux (FNC-CSN). C’est une portion de la réalité qui ne sera jamais connue par d’autres que celles et ceux qui la vivent. C’est une prise de conscience collective d’une injustice, une réparation et un changement qui n’aura pas lieu. Bref, c’est un brin de démocratie qui s’envole.»

Mme Saint-Onge pointe du doigt les multinationales telles que Google et Facebook, qui drainent vers eux les revenus publicitaires tout en ne créant pas d’emplois et en ne payant pas d’impôts localement. Des multinationales qui vont également à l’encontre de la diffusion de la diversité, eux qui font en sorte, par un jeu d’algorithmes complexes, de conforter les gens dans leurs idées plutôt que de les exposer à des choses qu’ils ne connaissent pas ou qui les amèneraient à remettre leurs croyances en question.

«Si les médias traditionnels ont réussi à exposer des masses à des réalités particulières, conclut-elle, on peut douter que les réseaux sociaux remplissent cette fonction parce que leur objectif est avant tout d’être rentables financièrement; leur mission n’est pas reliée à informer les utilisateurs et les utilisatrices.»

Des solutions?

Mais les médias traditionnels s’obligent-t-ils toujours à tenir ce rôle? Rien n’est moins sûr, selon Rémi Toupin.

«On peut parier que ces entreprises [de presse] suivent des objectifs politiques et économiques précis, écrit-il, et ainsi vont chercher à guider leur auditoire vers certains points de vue, certains phénomènes qui seront moins dangereux à la poursuite de ces objectifs.»

Pas vraiment de quoi être optimiste pour la suite des choses… d’ailleurs si cet ouvrage a le mérite de mettre souvent le doigt là où ça fait mal et à bousculer l’ordre médiatique établi, il ne donne malheureusement que très peu de solutions pour une sortie de crise.

(In)visibilités médiatiques, ouvrage collectif, revue l’Esprit libre

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