Journalistes politiques, tous des sprinters?

Les journalistes politiques sont-ils victimes de la tyrannie de l’instantanéité ou est-ce dans leur ADN de toujours vouloir avoir la nouvelle avant tout le monde même si ce n’est que cinq petites minutes? Éléments de réponses à l’occasion d’un panel organisé à Québec par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

«J’ai la chance d’avoir commencé dans le métier au siècle dernier, plaisante Sébastien Bovet, correspondant parlementaire à Québec pour Radio-Canada. Ça veut dire que j’ai côtoyé des ancêtres du métier. Des gens qui travaillaient sur pellicule et qui n’avaient qu’une seule deadline dans  la journée. Et encore, parfois, c’était pour le lendemain. Moi, aujourd’hui, on me demande de connaitre la nouvelle avant même qu’elle ne sorte!»

Parce que Philippe Couillard et Justin Trudeau sont en concurrence avec Céline Dion et Carey Price et que le service public et sa chaine d’information en continu RDI doit faire des choix. Selon M. Bovet, l’accélération du rythme date en effet de l’arrivée de ces chaines tout info. Les réseaux sociaux, dont de nombreux journalistes sont les adeptes, n’en seraient que l’extension.

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D’après une recherche menée par Geneviève Chacon, doctorante au département des communications de l’Université Laval, et présentée lors de ce panel, quatre journalistes politiques sur cinq utilisent le réseau Twitter. En grande majorité pour relayer les propos des politiciens en temps réel. Beaucoup moins souvent pour les contre-vérifier.

«En entrevue, la plupart d’entre eux m’ont dit le faire parce que c’est une demande de leur direction, qui recherche ainsi de la visibilité, explique la chercheure. Être le premier à tweeter une nouvelle, c’est non seulement être assuré de voir son gazouillis retweeté encore et encore, mais aussi être très bien référencé sur Google. Il y a donc une pression organisationnelle tacite ou implicite. »

Convergence et compressions

Il y a pourtant des journalistes que ne se prêtent pas au jeu. Leurs raisons? Il serait trop difficile selon eux de colliger l’information tout en la produisant d’une part, ce ne serait pas pertinent pour le public et même contraire à la déontologie puisque cette instantanéité ne permettrait pas de vérifier les propos, d’autre part.

Patrick Bellerose, journaliste parlementaire depuis deux ans et demi pour le compte du Huffington Post, croit quant à lui que le tweet joue un peu le rôle du lead.

«Mais heureusement, nous ne nous exprimons pas que par ce biais-là, précise-t-il. Ensuite, dans nos différentes interventions, nous sommes capables de contextualiser, de contredire, etc.»

Car des interventions, il y en a. Plusieurs fois par jour, à l’écrit ou en vidéo sur les différentes plateformes qu’offre aujourd’hui la grande majorité des médias. Et ce, alors même que le personnel a drastiquement diminué à la Tribune de la presse ces dernières années.

Alors, quand l’historien de la Tribune, Jocelyn Saint-Pierre, demande ce que les courriéristes font des deux heures par jour environ qu’ils ont gagné grâce aux nouvelles technologies – du fait de ne plus avoir à développer la pellicule notamment – la réponse est claire : ils courent. Et encore plus vite.

«On a gagné du temps mais coupé des gens, répète Patrick Bellerose. Je peux vous dire qu’à la fin de la journée, je n’ai pas eu l’impression d’en avoir eu, du temps. On doit couvrir les scrums, le terrain, les médias sociaux, les différentes plateformes.»

«Heureusement que j’ai encore les deux minutes de maquillage pour me concentrer sur ce que je vais dire à l’antenne, ironise Sébastien Bovet. À Radio-Canada, non seulement on est moins qu’auparavant, mais en plus, on doit nourrir les différentes plateformes, ce qui est nouveau. Or, chacune des plateformes nécessite une approche différente. La réflexion est différente. Tout ça comble vraiment les deux heures.»

Ne plus avoir le temps de comprendre la nouvelle

Les compressions, la convergence, mais aussi une nouvelle façon de définir ce qu’est une information.

«Le seuil au-delà duquel un événement est une nouvelle s’est réduit, croit Geneviève Chacon. Tout devient très vite une nouvelle.»

L’explication de Patrick Bellerose? La réduction des coûts de production.

«Avant, on publiait sur du papier, ça coutait de l’argent, on y réfléchissait à deux fois, explique-t-il. Aujourd’hui, je propose un sujet à mon patron, il va me dire pourquoi pas. Qu’est-ce qu’on risque?»

Les dangers de l’instantanéité? Ne plus avoir le temps de comprendre la nouvelle et donc commettre des erreurs.

«On ne réfléchit plus beaucoup, admet Sébastien Bovet, qui raconte notamment une anecdote à propos des registres téléphoniques des journalistes surveillés par la Sureté du Québec. Nous avons reçu un communiqué et nous sommes allés à l’antenne pour dire que ce n’était pas sous un gouvernement péquiste mais bien libéral que les écoutes avaient été demandées puisqu’on nous donnait la date de 2008 plutôt que 2012. Avant de nous rendre compte que ça avait bien été commandé en 2012, mais que c’était rétroactif jusqu’en 2008. Il a fallu nous dédire et c’est sûr que pendant une demi-heure, on a eu l’air fou. Et puis, une demi-heure plus tard, c’était digéré.»

Ériger des garde-fous

Le public, lui, était sans doute déjà passé ailleurs, sur un autre écran. En 2007, 8 %  des Québécois consommaient leurs nouvelles principalement via un outil numérique… en 2015, ce chiffre est monté à 37 %.

«Ça démontre que les choses ont évolué et très rapidement, note Bernard Descôteaux, ex-directeur du Devoir depuis peu à la direction du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval. Cela dit, nous avons toujours couru la nouvelle, avant même l’arrivée des technologies. Ça fait partie de notre ADN en tant que journaliste, je crois. Le deadline est un stimulus que nous avons inventé et qui nous permet de produire, sinon, on ferait comme tout le monde et on remettrait tout au lendemain.»

M. Descôteaux croit cependant que des garde-fous doivent être érigés pour ne pas publier trop de bêtises.

«La technologie a évolué mais on doit quand même se donner le temps de réfléchir, souligne-t-il. La règle des cinq W est là pour ça. Elle existe toujours. Même si je crois que le Why prend dans les faits aujourd’hui plus de place. Parce que l’information brute, celle des quatre autres W, est instantanée. Elle est répandue. Nos lecteurs s’attendent à ce que nous allions plus loin. Et ça, ça ne peut se faire dans la course.»

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