Tribune de la presse : quelques femmes dans un boysclub

Seulement 22 % des journalistes de la Tribune de la presse à Québec sont des femmes. Elles étaient 28 % au milieu des années 90. À deux jours de la Journée internationale des femmes, Projet J revient sur une conférence qui s’est tenue sur le sujet en novembre, à l’initiative du Centre d’études sur les Médias de l’Université Laval.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

«Je déplore que nous n’ayons toujours pas atteint la parité à l’Assemblée nationale comme sur le parquet de la Tribune de la presse», exprime Gisèle Gallichan, correspondante parlementaire de 1967 à 1996, l’une des toutes premières à avoir fait partie de ce qui reste un boysclub.

Et aux jeunes femmes qui se lancent aujourd’hui dans une carrière de journaliste, elle  lance : «Osez aller au bout de vos rêves! Osez aller un peu plus loin, un  peu plus haut, vous verrez, c’est beau!»

Caroline Plante est cheffe de bureau à l’Assemblée nationale pour The Gazette. Elle couvre la colline parlementaire depuis douze ans. Elle décrit un milieu stimulant, dynamique, énergisant. Elle assure également n’être pas traitée différemment de ses collègues hommes par ses patrons. On l’encourage, on la respecte.

«Nous sommes aujourd’hui onze femmes sur cinquante membres de la Tribune de la presse, décrit-elle. Sur ces onze femmes, sept journalistes… c’est peu, vraiment. Mais je pense que a vient surtout d’un désintérêt des femmes journalistes pour la politique, ou plutôt pour la politique telle qu’elle est couverte à l’Assemblée. C’est physique, un scrum. Il faut prendre sa place, savoir jouer des coudes, poser sa question fort. Toutes les femmes n’on pas forcément ce tempérament.»

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Le témoignage de Françoise Pelletier, chroniqueuse au Devoir et membre de la Tribune de la presse pendant deux ans, vient appuyer les dires de Mme Plante.

«Je n’ai pas été très heureuse à la Tribune de la presse, avoue-t-elle. Je n’y ai pas trouvé ma place et le fait d’être une femme y est pour beaucoup. Heureusement, ce n’était plus l’époque où tout le monde terminait saoul en bas de son bureau, ça aurait été encore plus compliqué! Mais je regardais Denis Lessard, un journaliste pour lequel j’ai un profond respect, il était partout, son ombre planait toujours dans les corridors, j’avais l’impression qu’il ne se couchait jamais. Je me demandais si c’était qu’il fallait que je fasse.»

Et c’est sans doute ce que ses patrons attendaient d’elle, même s’il lui affirmait le contraire, elle qui était arrivée à l’Assemblée non pas pour couvrir la politique au jour le jour, mais pour réaliser des sujets de fond.

«N’empêche, j’y allais aux scrums pour me tenir au courant, raconte-t-elle. J’étais fascinée par ce jeu. Quand tout le monde se précipite sur le politicien qui sort, pose sa question, prend des notes. Le problème, c’est que moi, dans les cinq W, ce qui m’intéresse le plus, c’est le why. À l’Assemblée, c’est le who et le what qui sont les plus importants. Le patron, il veut en ondes, ce que le ministre a dit, et tout de suite.»

Les femmes… aux affaires de la famille

Ainsi donc, que les femmes journalistes ne soient réellement intéressées par la manière dont on fait de la politique à l’Assemblée nationale, et dont on la couvre, semble être une analyse partagée par plusieurs panélistes. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne soient pas intéressées par la chose politique.

«Quand la presse d’information apparait au tournant du 20e siècle, explique Josette Brun, historienne et professeure titulaire au département d’information et de communication de l’Université Laval, on crée des espaces réservées aux femmes. Les affectations sont genrées dans les salles de nouvelles, et les femmes journalistes se retrouvent aux rubriques consommation, affaires de la famille, santé, etc. Les revues féminines elles, ne devaient parler que de la domesticité… mais si on les décortique, on se rend compte que ce n’est pas si vrai. Dans les années 70-80, on soulève les enjeux féministes, l’avortement, la création de garderies publiques, l’égalité salariale, la place des femmes en politique, etc. Ce n’est pas abondant, mais on en parle.»

Près d’un siècle plus tôt, même, en 1893, apparait la publication Le coin du feu, revue féminine qui dès ses débuts évoque des sujets politiques touchant au quotidien des femmes. Dans l’Opinion publique, la réponse est cinglante :

«La littérature, l’art, le progrès scientifique, l’intérêt public, la science, la législation, sont du ressort presqu’exclusif des hommes, peut-on lire. Je ne puis croire en une entreprise féminine qui tendrait à remplacer le véritable journalisme et à faire sortir la femme de son rôle.»

Ragots

Si la situation a heureusement évolué tout au long du 20e siècle, Caroline Plante avoue toutefois que cela demeure aujourd’hui plus compliqué de faire ce métier lorsqu’on est une femme.

«Une femme journaliste qui invite un député dans un café pour une rencontre informelle, c’est encore mal vu. Ce genre de rencontres pour entretenir nos sources, ce n’est pas aisé, il y a des ragots. Alors que les hommes le font très facilement.»

«Un homme qui a scoop, il est très fort, surenchérit Jocelyne Richer, journaliste à La Presse canadienne couvrant les affaires politiques. Une femme, elle a forcément couché! Je ne dis pas que tout le monde pense comme ça, il y a des hommes modernes à la Tribune. Mais il en reste.»

Quant à savoir si une femme couvre différemment l’Assemblée, Françoise Pelletier n’y croit pas.

«Homme-femme, ça ne change pas grand-chose, souligne-t-elle. Les conditions sont telles qu’il faut aller vite. On couvre l’actualité, la petite phrase, on n’a pas le temps d’aller ailleurs.»

Difficile conciliation travail-famille

La Tribune de la presse de Québec ouvre pour la première fois ses rangs à une femme en 1962, soit 90 ans après sa création. En 1967, elles sont deux, dont Gisèle Gallichan, qui se console en se disant qu’elles étaient à l’époque deux fois plus que les femmes dans l’hémicycle lui-même.

«Nous étions des curiosités, raconte-t-elle. Au début, je travaillais pour une radio privée et je n’avais pas de technicien. J’étais une maigrichonne qui courrait dans les couloirs de l’Assemblée avec tout mon matériel. Et autant vous dire qu’il ne s’agissait pas juste d’une petite enregistreuse! À l’époque, la Tribune, c’était vraiment un boysclub. La preuve: dans un party d’huitres réunissant les membres, on s’est fait dire ma collègue et moi, que nous étions des gars de la gang! J’imagine qu’ils voulaient nous souhaiter la bienvenue…»

Une autre époque donc. Une époque où il fallait par ailleurs choisir entre faire carrière ou fonder une famille. Pas de congés maternité, pas de conciliation travail-famille.

«De ce point de vue, c’est encore très difficile, souligne cependant Mme Plante. Les heures sont longues, il faut souvent y retourner les fins de semaine, sans parler des campagnes électorales. J’ai deux jeunes enfants, je sais de quoi je parle. Il faut pouvoir compter sur son conjoint et être très bien organisée.»

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