Pourquoi les journalistes sont-ils leurs pires avocats ?

Alors que les salles de nouvelles s’atrophient au même rythme que leur budget et que les coupures se multiplient, le rôle des journalistes comme défenseurs de la démocratie a rarement été aussi important. Le moment est venu pour les reporters d’en finir avec le cynisme et l’excuse fatigante consistant à répéter à l’envie que les journalistes ne sont que des observateurs. Le moment est venu de nous organiser et de nous battre pour notre survie, écrit Mary Agnes Welch.

Par Mary Agnes Welch, journaliste pour le compte du Winnipeg Free Press. Elle a été présidente de la CAJ et récipiendaire en 2012-2013 de la bourse William Southam pour le journalisme. (Traduction d’un article paru sur le site de notre partenaire, J-Source).

Pourquoi les journalistes ne parviennent-ils pas à se fédérer?

Voici la question que j’ai gribouillé en haut de mon carnet de notes lorsque je préparais ma participation à un panel de discussion qui avait lieu à Winnipeg le mois dernier, à l’occasion de la Conférence sur le journalisme d’investigation organisée par CBC. Le panel visait à se demander comment les reporters pourraient mieux défendre le journalisme d’investigation. J’avais préparé une réponse nuancée et réfléchie. Mais lorsque je me suis levée pour parler, c’est plutôt toute la frustration que je ressens à la fois comme journaliste et ex-présidente de l’Association canadienne des journalistes (CAJ), qui est sortie de ma bouche.

Ça a donné quelque-chose dans le genre: nous sommes les pires avocats pour nous-mêmes. Nous avons échoué de manière dramatique et depuis tellement longtemps, que finalement, nous méritons ce que nous récoltons aujourd’hui. Nous passons notre temps à nous plaindre des coupures dans les salles de nouvelles, à cracher sur les publireportages, sur un collègue que l’on considère trop proche de ses sources, à raconter notre dernier combat contre la censure au Fédéral. Mais nous ne faisons rien contre tout cela, à part continuer à nous plaindre.

Nous ne sommes pas solidaires. Le Canada compte une douzaine d’organisations de journalistes ou assimilés, incluant les syndicats, les associations et les groupes de défense tels que la CAJ ou le Canadian Journalists for Free Expression. Résultat, la plupart œuvre avec des budgets de bout de ficelle. Peu de journalistes en sont membres, et elles ont donc un impact limité.

Pourtant, nous continuons à faire du bon boulot. Le scandale du Sénat, le débat sur l’emploi des travailleurs étrangers temporaires, la corruption dans l’industrie de la construction au Québec… toutes ces histoires sont connues parce qu’il y a ici, du bon journalisme. Mais nous ne faisons à peu près rien pour bien faire comprendre aux gens le rôle décisif de ces reportages sur le bon fonctionnement de la démocratie. Nous ne faisons qu’espérer que les Canadiens le constatent par eux-mêmes. Et ils ne le font pas. Ils ont bien d’autres chats à fouetter.

Rien de bien nouveau là-dedans. Mais alors que les salles de nouvelles s’atrophient, ça devient grave. Le moment est venu pour les reporters d’en finir avec l’autocensure, le cynisme et l’excuse fatigante consistant à répéter à l’envie que les journalistes ne sont que des observateurs. Le moment est venu de nous organiser et de nous battre pour notre survie.

Voilà ce que j’ai dit lorsque j’ai pris la parole le mois dernier. J’ai également dit que je ne savais pas comment nous devions nous organiser, à part en exhortant tous les journalistes à se joindre à la CAJ (ce que je vous demande encore aujourd’hui de faire, s’il vous plait).

Mais j’ai ensuite réalisé qu’en réalité, j’avais une solution et que ça faisait des années qu’elle me trottait dans la tête. Une solution que de nombreux journalistes rejettent pourtant avec virulence, et cela pour de très bonnes raisons: Nous devions nous professionnaliser. Nous devions créer ou nous réapproprier une espèce de cadre national avec de réels pouvoirs et assez d’argent pour nous permettre de faire la police en notre sein, de promouvoir notre travail et de déterminer qui peut se prétendre véritablement journaliste.

Beaucoup d’autres professions l’ont fait. On peut citer parmi elles les architectes, les graphistes et les conseillers en ressources humaines. Au Manitoba, les arpenteurs-géomètres ont un ordre et des règles juridiques propres depuis des années. Ils viennent de lancer à grands frais une campagne publicitaire vantant leur grandeur et leur importance. Où est la campagne de publicité mettant en avant le rôle des journalistes?

Nous sommes une profession, que nous le voulions ou non. C’est compliqué de trouver un emploi dans une salle de nouvelles pour qui n’est pas passé par une école de journalisme. Ce qui signifie que nous avons déjà intégré le fait que quiconque ne peut pas devenir journaliste, et qu’il est normal que les gens commencent par pisser de la copie avant de couvrir le Parlement. Nous avons des règles éthiques très sophistiquées. Nos compétences sont de plus en plus techniques. Nous avons un statut juridique spécifique et nous faisons des choses que la plupart des gens ne sont pas autorisés à faire. Nous nous prenons pour l’élite, raison pour laquelle nous avons d’ailleurs fait taire le journalisme citoyen.

Dans la plupart des scénarios, se professionnaliser reviendrait à voter une législation provinciale et fédérale qui nous permettrait de créer un organisme d’autorégulation qui déterminerait qui est journaliste, tel que défini par la loi. Pour beaucoup, c’est inimaginable. L’idée que le gouvernement puisse décider de qui est journaliste va à l’encontre de la notion de liberté de la presse.

Il y a quelques années, alors que j’étais présidente de la CAJ, nous avons eu un débat animé sur cette question. Des journalistes pour qui j’avais un très grand respect et une profonde affection avaient menacé de quitter l’association si nous décidions de prendre parti pour la professionnalisation. Le sujet est revenu sur la table quelques années plus tard avec la publication du rapport Payette au Québec. Et il a depuis, disparu des radars.

Il suffit souvent d’évoquer la possibilité de délivrer un permis d’exercer le journalisme, pour mettre fin à tout débat sur la question, tout spécialement parmi les plus vieux journalistes. Et c’est compréhensible.

Mais peut-être, existe-t-il un juste milieu ou un point de départ. Une organisation chargée de faire la police, professionnaliser et promouvoir notre rôle. Bref, ce que fait la CAJ, mais puissance mille. Elle pourrait établir une définition claire du «journalisme», avant que les tribunaux ne le fassent, ce qu’ils vont certainement devoir faire rapidement. Elle pourrait renforcer les codes éthiques, parce que, soyons honnêtes, nous sommes loin d’être parfaits. Elle pourrait devenir un porte-voix exceptionnel pour le bon journalisme au Canada, faire pression pour que le pays ce dote de lois décentes sur l’accès à l’information et sur la protection des sources. Elle pourrait offrir de la formation continue. Elle pourrait aussi mettre en place un fonds pour le journalisme d’investigation, comme cela existe aux États-Unis. Et plus que tout, elle pourrait rappeler aux Canadiens combien il est primordial que la presse reste libre et indépendante.

Nous ne l’avouerons jamais, mais nous sommes tous très fiers d’être journalistes. Fiers de notre indépendance, de notre esprit critique, et lorsque nous pouvons faire de notre mieux, de notre capacité à rendre le monde meilleur. En tant qu’individu, nous prenons nos responsabilités avec sérieux et nous sommes conscients de nos privilèges. Mais ça ne se traduit jamais par des actions collectives. Nous nous postons sur la ligne de touche, haussant les épaules en répétant que les choses vont mal. Il est grand temps de grandir un peu.

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