Dans les coulisses des Panama Papers

Valérie Callaghan est une Québécoise originaire de Sept-Îles et aujourd’hui installée à Stuttgart en Allemagne. Diplômée en journalisme à Concordia, elle exerce le métier de traductrice. Il y a un mois environ, elle a reçu un coup de téléphone de la Suddeutsche Zeitung, le journal allemand ayant eu accès en premier aux documents ayant mené aux Panama Papers. Sa mission, traduire quelques articles du quotidien de l’allemand à l’anglais afin de leur donner plus de visibilité. Elle a ainsi passé dix jours dans le secret le plus total. Projet J lui a parlé.

Par Hélène Roulot-Ganzmann @roulotganzmann

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Projet J : Aviez-vous déjà travaillé pour la Suddeutsche Zeitung?

Valérie Callaghan : Non, jamais. En fait, je n’ai jamais travaillé en tant que journaliste. Ils ont eu mon nom par un contact avec lequel j’ai déjà collaboré ailleurs, et qui est aujourd’hui à la Suddeutsche. Il s’est souvenu de moi. Je crois que ça a été une décision de dernière minute de faire traduire les articles en anglais. Quand ils m’ont appelée, ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils m’avaient donné des indices en me parlant de Lux Leaks, Swiss Leaks, etc. Je m’étais donc renseignée, mais quand je suis arrivée… je ne pouvais pas m’imaginer que ce serait aussi gros. Il y avait tellement de noms, des politiciens, des gens d’affaires, des organismes, tellement de personnes impliquées. Je n’ai pas été surprise que ça existe, mais qu’il y ait autant de gens qui soient impliqués, ça oui.

Vous avez travaillé sur le dossier pendant environ dix jours. On imagine que ça a dû être intense…

J’ai travaillé seize heures par jour. C’était des longs articles et il fallait s’assurer que ce soit exactement la traduction de l’article allemand. Tout le monde avait peur de se faire attaquer. Deux ou trois avocats se sont penchés sur les articles. Les rédacteurs en chef et les journalistes à l’interne les ont relus. J’avoue que j’avais un peu sous-estimé l’ampleur du travail!

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Et pendant tout ce temps-là, vous étiez obligée de tout garder secret…

Même ma famille ne savait pas ce sur quoi je travaillais! Mais moi, ça n’a duré que dix jours. Les journalistes qui planchaient là-dessus, eux, ça faisait plus d’un an qu’ils gardaient tout ça secret. Ils avaient établi un bureau d’équipe au sein de la salle de nouvelles. Il était sous clé. Personne n’y avait accès. Même leurs collègues ne savaient pas ce qui se tramait. Je n’avais pas le droit de sauvegarder mon travail sur mon ordinateur. J’avais juste le droit de travailler là, dans un bureau particulier. Tout était très confidentiel. Quatre cents journalistes ou presque ont travaillé là-dessus à travers le monde pendant de longs mois et c’est resté secret jusqu’à la toute fin. Je trouve ça extraordinaire.

Qu’avez-vous ressenti lorsque la nouvelle est sortie?

Il y a une certaine fierté à avoir été impliqué dans un projet aussi gros. J’ai toujours voulu travaillé en journalisme et ça ne s’est pas fait. J’avais l’impression de faire quelque-chose qui a le pouvoir de changer la société. On a vu dès le lendemain de grosses manifestations. J’ai compris pourquoi les journalistes sont tellement passionnés par leur travail.

Est-ce que tout le monde avait le même sentiment dans la salle de nouvelles? Ce n’est pas la première fois qu’un scandale de ce type éclate et pourtant, les mêmes puissants sont toujours au pouvoir… Est-ce que le cynisme gagne les journalistes?

Ce n’est pas ce que j’ai vu. Je n’ai pas senti de frustration. Ils étaient très convaincus. Ils avaient tellement travaillé sur ce sujet qu’ils avaient hâte de publier. C’est certain que s’ils avaient publié et qu’il n’y avait pas eu de réaction, ça aurait été décevant. Mais ce n’est pas ce qui se passe. En Allemagne, ils ont déjà eu une réponse au niveau politique. Des enquêtes vont être menées. Les banques vont devoir se justifier. Les journalistes ont l’espoir que ça serve à quelque-chose. En revanche, c’est vrai que du côté de la population, il y a un certain cynisme. En discutant avec les parents des amis de mes enfants, je me suis rendue compte que beaucoup s’en fichaient, voire n’étaient pas au courant.

Est-ce qu’on a un peu peur aussi, au moment de publier?

C’est sûr qu’il y a de la fébrilité. Nécessairement, lorsque ça implique des politiciens ou des gens qui ont de l’influence, il y a toujours le risque qu’ils poursuivent les médias. Surtout lorsque c’est un dossier aussi controversé. À la Suddeutsche, on n’y est préparé. Ils ont des équipes d’avocats ces journaux-là. Ils sont capables de dealer avec ce qui arrive et ils font très attention. En Allemagne, lorsque de telles accusations sont portées, les journalistes font très attention aux mots qu’ils utilisent. Tout est mesuré.

Votre mandat sur ce dossier est terminé. Après avoir vécu une histoire comme celle-là, est-ce facile de passer à autre chose?

Oui! Parce que ça a été très, très intense. Trop même! Je n’ai pas vu ma famille pendant dix jours. Je lui ai à peine parlé. J’étais capable de le faire sur un temps limité, mais ça ne pourrait pas être ça, ma vie. Les journalistes d’investigation sont mariés à leur métier. Ce ne serait pas un travail pour moi. Je n’ai pas la passion nécessaire pour faire ça. J’étais très heureuse de revenir à la maison et de reprendre mon travail normal.

Si dans le futur, la Suddeutsche Zeitung vous rappelle, vous repiquez?

Pas demain, mais dans le futur, oui, absolument! C’est beaucoup de pression, mais c’est aussi beaucoup de satisfaction.

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